Rencontre avec Nadia Larina de la Cie FluO

Une conversation inspirante avec la danseuse et chorégraphe Nadia Larina, entre déconstruction des corps, bousculement des genres et pouvoirs de la danse…

C’était un samedi après-midi, juste après l’annonce des premières mesures du gouvernement liées au coronavirus. Les écoles s’apprêtaient à fermer, les premiers événements culturels s’annulaient. Mais nous avons maintenu l’interview prévue. Je me suis retrouvée à discuter sur un banc du petit local de l’asso Expression, près de Fondaudège, avec Nadia de la Cie FluO, et c’était bien. Nous avons parlé de sa nouvelle création, Muage, un duo chorégraphique dans lequel elle et son partenaire, Elie Nassar, démultiplient la binarité, questionnent le corps et ses possibilités, abolissent la distinction des genres. Le duo devait se représenter début avril dans le cadre du Festival du Printemps des marches. Alors que tout commençait à fermer progressivement, nous avons parlé d’ouverture : l’ouverture des corps, et celle des frontières entre les arts, les genres, les identités. 45 minutes volées, en quelque sorte, à la distanciation sociale qui allait suivre…

Comment est née la Compagnie FluO ?

Elle a été créée en 2015, par mon compagnon de l’époque, Bastien Fréjaville, qui est musicien, et moi-même. Nous continuons à travailler ensemble puisqu’il fait la musique de mes spectacles. On a commencé par un premier projet pour quatre danseurs et quatre musiciens, mais qui n’a pas beaucoup tourné. C’est surtout en 2018, avec mon solo La Zone, que la compagnie a démarré. Nous avons été sélectionnés pour faire la tournée des Scènes d’été en Gironde, et le Festival Off d’Avignon. Le dernier projet, Muage, est né en 2019. C’est un duo que je réalise avec un danseur que j’ai rencontré il y a sept ans, Elie Nassar. On y mêle nos histoires personnelles : lui est Libanais, il a dû quitter son pays car il ne trouvait pas sa place en tant que danseur, homosexuel, athée. Quant à moi, je suis Russe, mais j’ai aussi quitté mon pays et je me suis installée en France.

Dans ce nom « FluO », on entend le mot « fluide ».  Que signifie ce mot pour vous ? Qu’est-ce qu’il embrasse ?

Ce « fluide » représente pour moi la gestuelle de la danse contemporaine. C’est en France que j’ai découvert véritablement la danse contemporaine, avec Carole Vergne du collectif « a.a.O« . C’est donc grâce à elle que j’ai appris cette fluidité, ce mouvement un peu acrobatique aussi, qui s’inspire beaucoup du yoga, et qui se rapproche vraiment du spirituel selon moi, car il apporte une ouverture et un bien-être.  Ce « fluide » m’a beaucoup orientée, dans ma recherche personnelle, vers une connexion avec l’environnement. D’ailleurs, dans « FluO », on entend aussi le « O », mis pour « l’eau ». Donc, ce sont aussi tous les types de flux que je mets en avant, ceux du corps, du sang, de l’eau, et même ceux de la ville, notamment dans notre premier projet Corps de ville, qui interroge les circulations dans une ville, autant celles des voitures que celles des humains, et leurs différentes manières de s’accorder et de se rencontrer.

                                                                                         © Pierre Lansac

Vos créations s’inspirent d’œuvres venant d’autres arts : le cinéma avec Andreï Tarkovski, la poésie, la musique beaucoup…C’est cela aussi la fluidité ? Celle qui existe entre les arts ?

Oui aussi ! Pour créer Corps de ville notamment, j’étais dans une période de recherche autour du dialogue entre les arts, l’architecture, dans l’espace public. Pour La Zone, j’ai fait des emprunts au cinéma, celui de Tarkovski, et aussi aux poèmes de son père, Arseni Tarkovski. Et la musique évidemment, composée par Bastien Fréjaville, est très présente dans nos créations. On travaille beaucoup sur le son, notamment lors de nos tournées pour La Zone : on s’est produits dans des espaces pas vraiment adaptés au spectacle vivant, alors on a dû improviser pour adapter notre son, nos réglages, à ces espaces – et c’est cela qui était intéressant aussi. Dans la technique, on cherche la performance, mais aussi dans la musicalité de notre danse, dans la précision des comptes.

Avec La Zone, vous êtes revenue à vos origines russes. Que cherchiez-vous à y puiser ? Qu’apporte cette culture à votre art ?

Pendant longtemps, au cours de mes rencontres avec des chorégraphes de danse contemporaine (Carole Vergne, Régine Chopinot, …), dont je me suis inspirée, j’ai eu l’impression que la danse contemporaine était comme une connexion avec un au-delà… Je ne sais pas trop comment l’expliquer. C’est comme si notre personne s’effaçait pour être au service de quelque chose, d’un geste. Pour La Zone, une création inspirée de mon histoire, de mon pays, du totalitarisme, la danse y était très personnelle, assez explosive, elle se rapprochait un peu de l’expressivité de Pina Bausch quelque part. C’est venu naturellement, et j’ai d’ailleurs gardé ces aspects-là par la suite. Puiser dans mon histoire russe a apporté ce côté émotionnel, mais aussi un côté plus rythmique, avec des percussions corporelles issues de la danse traditionnelle russe.

                                                                                          © Pierre Lansac

Que fait la danse contemporaine au corps ?

Pour ma part, et je vais rejoindre là-dessus Faizal Zeghoudi, un des chorégraphes avec lequel je travaille en tant qu’interprète, je dirais que je fais plus de l’art chorégraphique, notamment parce que je mêle du théâtre à ma danse, en tout cas dans mes spectacles. C’est tellement large la danse contemporaine : le corps peut être travaillé de manières très différentes, autant au sol qu’en acrobaties ou d’une manière plus proche de la danse néo-classique, par exemple. La danse contemporaine fluide et attentive, que l’on peut pratiquer pour soi, ferait du bien au corps.

Mais, avec la danse contemporaine, ne peut-on pas amener le corps là où il n’est jamais allé ? Le désarticuler, le peindre, le dénuder… ?

Oui, bien sûr ! Il y a un mélange des arts en danse contemporaine, qui fait qu’on peut peindre avec son corps par exemple. On peut lier la danse contemporaine avec l’art contemporain sous toutes ses formes, créer une ouverture vers d’autres moyens d’expression artistique. Quant à la désarticulation du corps, elle est tout à fait possible dans le sens où il y a moins de « codes » précis en danse contemporaine par rapport à d’autres danses. Donc le corps peut être plus exploré, plus interrogé de l’intérieur.

Alors, désarticuler les corps, les déconstruire, est-ce une façon, déjà, de bousculer les genres ?

Oui… Le premier tableau de Muage nous présente, Elie et moi, nu.e.s. Nous sommes dans une recherche d’un mouvement très articulé, hésitant, qui n’aboutit jamais, qui voyage dans tout le corps. Et en effet, on peut parler de « trouble dans le genre », pour reprendre Judith Butler, dans ce premier tableau, puisqu’on cherche à déconstruire, par les postures de corps qu’on adopte, les normalités de la féminité et de la masculinité –  qui nous sont inculquées dès l’enfance souvent, alors qu’à cet âge-là, on ne sait pas encore où se trouve notre identité.

                                                                                           © Pierre Lansac     

Vos corps fonctionnent vraiment à deux dans cette création. Mais comment tenter de démultiplier la binarité lorsqu’on danse « seulement » à deux ?

C’est vrai qu’on s’est fait cette remarque-là : nous voulons déconstruire cette binarité présente partout dans notre société – quoique les choses bougent un peu – mais nous sommes seulement un homme et une femme, même pas transsexuel.le.s ! Donc cela peut paraître difficile de déconstruire la binarité à deux, mais par le mouvement et le geste, on s’est dit que c’était sûrement possible… Au public de juger !

Dans Muage, vous semblez porter un caleçon d’homme à un moment, comme votre partenaire. Le costume est-il aussi une manière de brouiller la frontière des genres ?

Nous avons beaucoup réfléchi aux costumes, et fait plusieurs tentatives, avant d’opter pour des vêtements neutres. Même si mon caleçon a l’air d’être celui d’un homme, il pourrait être aussi celui d’une femme. Ce sont nos représentations qui ont construit l’image d’un « caleçon » de femme plus ouvert, finalement. Pour le côté esthétique et symbolique, nous avons choisi de porter du neutre avant tout.  A un moment, on s’habille tous les deux avec des chemises, et on réalise une performance assez physique et répétitive, pour symboliser cette « performativité du genre » qui se répète tous les jours, qui nous cantonne à des rôles à jouer en société.

A un autre moment de la création, vous êtes tous les deux masqué.e.s et nu.e.s. Vos visages, premiers signes distinctifs de l’identité, sont donc cachés. Cette théâtralité, cette mise en scène de soi par le masque, serait-elle un défi lancé à l’identité de genre ?

Oui un peu… Même si avec les corps nus, on voit tout de suite qui est l’homme et qui est la femme. Mais dans l’idéal, on aimerait qu’on ne voie pas du tout qui est qui ! En fait, les masques apportent surtout un côté violent justement parce qu’ils cachent le visage : les masques disent qu’on doit accomplir les mêmes tâches tous les jours, courir quotidiennement pour atteindre un certain idéal. Ils symbolisent aussi les violences personnelles que l’on a subies tous les deux, le harcèlement psychologique et physique qu’Elie a vécu au Liban en tant qu’homosexuel « efféminé », et la violence de la rue et de la société patriarcale pour moi en tant que fille et femme en Russie, dans les années 1990-2000. Enfin, nous sommes tous deux touché.e.s par les questions LGBTQ+, notamment dans nos pays d’origine : en Russie, une loi a été adoptée en 2012 interdisant l’incitation à l’homosexualité (l’homosexualité est égale, pour eux, à la pédophilie). Suite à cela, et à d’autres questions liées aux droits humains, les Pussy Riot, qui sont toujours masquées, ont chanté dans la Cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou. Nos masques leur rendent hommage, ainsi qu’à la résistance de la société civile en général.

Pour caractériser Muage et sa symbolique, on peut lire cette phrase dans votre dossier artistique : « L’humain rencontre le monstre que l’on tient en captivité pour ne l’exposer qu’à de rares occasions. » Le masque serait-il alors le moyen de révéler ce monstre, de le montrer ?

Oui, c’est mon ami Sylvain Girault qui a écrit cette phrase-là pour nous. Effectivement, je lui ai parlé de notre recherche de la monstruosité dans le corps, de quelque chose à montrer. C’est vrai qu’en italien par exemple, « exposition » se dit « mostra »… On entend presque « monstre ». Peut-être que montrer notre identité profonde, c’est un peu monstrueux aussi. La limite entre le monstrueux et le beau est toujours un peu floue d’ailleurs, et pour moi, le masque est à la fois monstrueux et esthétique. Sur scène, on peut s’autoriser à dévoiler ce « monstre » en nous, parce que le regard est différent : Elie et moi confions, par exemple, des souvenirs de notre vécu profond, ce que nous n’oserions peut-être pas faire dans la vraie vie.

Pour créer Muage, vous avez puisé votre inspiration chez Paul B. Preciado notamment. Il dit, par exemple :  » L’identité n’est pas le lieu où peut se construire la lutte politique. » Où se construirait cette lutte politique alors ? Dans le non-lieu justement, le flou de l’identité ?

Peut-être oui… J’ai participé à beaucoup de manifestations en Russie, à des actions pour les droits humains, avant de quitter le pays pour la France. Mais maintenant, dans l’art, je ne sais pas si je suis toujours en lutte politique. Nous avions envie, avec Elie, de témoigner de nos expériences, pour aider peut-être des personnes qui ne peuvent pas prendre la parole… Surtout si, un jour, nous arrivons à jouer ce spectacle en Russie, par exemple, peut-être que certain.e.s s’identifieront à nos histoires ! Alors, peut-être que la lutte politique est quelque part par là, mais elle n’est pas directe. Du moment qu’on sait qu’on n’accepte pas les normes imposées par la société, et qu’on essaye, par notre physique, nos idées, nos conversations, notre art, de ne pas correspondre au moule, on serait effectivement dans la fluidité de l’identité floue, de la sexualité, du désir. Ne pas se cacher, tout en respectant les libertés des autres, ce serait déjà contribuer à la lutte, selon moi.

                                                                                            © Pierre Lansac

Et cette fluidité perpétuelle de l’identité, ce serait le « muage » alors, quelque part ? Une identité toujours en renouvellement, et qui passe comme un nuage ?

Oui c’est ça, la mutation d’une identité en perpétuelle déconstruction, et la mutation des corps qui se transforment. Cela dit, on cherche cette déconstruction mais nos corps et nos gestes sont toujours déjà normés, ils ont toujours déjà une empreinte de la société en eux, donc on ne peut pas complètement déconstruire… Le mot « muage » a été inventé par Alain Damasio : on entend « nuage » et « muer ». Alain Damasio ne parle pas du tout des questions de genre et d’identités fluides qui évoluent. Il parle de sociétés futuristes, de drones et de corps dispersés dans l’espace. Chez lui, le « muage » est une sorte de brouillard, d’os et de corps. Mais on trouvait que ça reflétait pourtant bien l’idée de mutation de l’identité. Je trouve ce mot très beau, il m’évoque ce flou d’identités, de sexualités, de corps pas complètement construits. Au-delà d’être homosexuel, transsexuel, homme ou femme, nous avons tous, en nous, quelque chose qui n’a pas de genre, notre « essence » peut-être, et qui nous définit peut-être plus que ce que la société veut nous imposer.

Pour finir, une dernière citation de Paul B. Preciado qui dit vouloir « la dépatriarcalisation de son corps ». En fin de compte, la danse pourrait-elle devenir une lutte féministe contre ce patriarcat immuable qui enferme les corps ?

Oui… C’est un peu dans l’air du temps en plus ! C’est vrai que mon solo La Zone, par exemple, s’est avéré très féministe, avec des références aux Femen. Pour les femmes surtout qui vivent dans des pays où la société est très patriarcale, et où leur situation est très difficile, où leurs corps sont enfermés, la danse peut être une lutte féministe indirecte, chez soi. Elle permettrait de se réapproprier son corps, sentir son corps, et dire « Je suis là, je ressens telle chose… ». On dit souvent d’ailleurs que les danseur.se.s sont un peu « fous » ou « folles » avec les questions en rapport avec l’amour, la sexualité, mais quand tu sens ton corps à ce point, tu peux accéder quelque part à ton essence propre, je pense. La danse pourrait permettre aux femmes, et aux hommes aussi surtout, de se dire « Je n’ai pas besoin de m’assumer de la même manière, comme je le fais tout le temps. ». Chacun.e peut peut-être retrouver une part de « féminité » ou de « masculinité » (tout dépend de ce qu’on met derrière ces mots aussi…) pour se sentir plus en accord avec son corps, se mouvoir vraiment avec lui, et sentir plus de puissance en soi peut-être.

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Pour voir le teaser de Muage : c’est ici

Pour retrouver Muage sur scène…c’est bientôt au Festival du Printemps des Marches !

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