Sauvage Garage • #17 • «You have reached your destination», Anne Lecomte

Expéditeur : Sauvage Bavardage.
Destinataire : Happen.
Objet : You have reached your destination

Ça-lu happe-pen !

Comment te portes-tu ?

Je me sens de mon côté un poil tourneboulée, mais c’est la conséquence du déménagement de méninges que causent des heures d’exil solitaire (non happen, ne suis pas cette lumière lubrique, reviens vers ma rubrique) : en ce moment, je fais l’autruche, la tête planquée dans un parallélépipède. Quand je suis face à ses pages striées, je redeviens chaque fois une recluse affamée d’explosions syntaxiques, de big bang visuel, de conférences privées où seule mon anatomie et ses différentes composantes sont conviées… Il y en a des potentiels d’exil entre les quatre coins d’un simple rectangle.

Sais-tu comment j’ai fait la rencontre de cet être si peu prolixe et si prompt à me laisser le reluquer (comme tu le sais, cette description est pourtant aux antipodes de ce que je recherche quand je mets le bout de mes charentaises dehors le monde) ?

C’était par un tiède midi. Il fallait bien engraisser un de ces centres nationaux de la culture, un peu grippés depuis que le commun des mortels a découvert que l’on peut un peu tout faire devant un écran : s’acheter un concombre, écouter des chèvres chanter Miley Cyrus ou adopter un village fantôme en Creuse. À l’intérieur du temps plié, ma décision est prise entre deux niveaux, accoudée à la rampe de l’escalator. À l’unanimité lors d’un débat houleux entre deux parties supérieures de mon anatomie sphérique, aujourd’hui, j’achète un livre. J’entends jusqu’aux applaudissements des murs de l’enceinte.

Ceci étant fait, direction les rangées de pavés : choix vaste, je cible la proie. Au comble de la superficialité de la flottante qui se tâte, j’élis en fonction du rendu extérieur de l’objet : s’il est moche, je rejette. S’il est joli, je déchiffre le petit sobriquet. À condition que la chose résonne agréablement à mes oreilles, je tourne précautionneusement la brique et je survole les lignes qui résument, souvent mal, ce qu’il faudra endurer si je prends. Soudain, ça y est, après une Eurêkart de farfouille, à slalommer entre les squatters mini-modèles, leur truffe plongée dans les cartouches, c’est la foudre qui tombe sur le toit du moi, se répercute dans chacune des veines du nez, électrifie son duvet : l’autorité littéraire de l’échoppe vient de me lâcher nonchalamment son blase. Je le tiens (pas encore, mais je cours vers) !

Mes lèvres récitent dans de faux murmures l’alphabet, afin de mimer la quête d’un livre précis et ainsi conserver quelque autorité sur les mioches s’aventurant dans les mêmes rangées culture que moi. La brique est là. Elle est menue. Le motif me plait aux yeux et le titre engraissé titille mes antennes : je m’approche et tends les ongles noirs (que de délestage, qu’écris-je, que de capitulation) avec cette semi-assurance qui décolle mes semelles de la moquette de culture. Mais personne en vue, alors je lâche la pression des orteils, les semelles se soudent au plancher dans un grand fracas que moi-seule perçoit, et je me saisis du dit-livre avec la plus grande vulgarité.

La trouvaille de ce cherche-midi, c’est Chimamanda Ngozi Adichie.

Ah le saligaud, il m’en a coûté. J’ai dû m’extraire de mon cube sur pilotis, sortir mon escarcelle en cuir de vachette et en extirper un quadrilatère volant. Mais tous ces efforts mènent au réconfort, aussi éclatant qu’un disque-solaire reprenant en son sein toute la pesanteur et l’absurdité de nos vies pour les échanger contre de la distraction et de la réflexion. Et vice-versa, tu vois.

Parce que je dois commencer à compter les mètres des phrases et m’en retourner aux quatre coins du papier, Happen, je dois te laisser. À peine, c’est vrai, mais te laisser quand même.

Annoche