À vos crayons citoyennes ! Entretien avec Marie Gloris Bardiaux-Vaïente

16h45 : je presse le pas, je n’ai pas envie d’être en retard à mon rendez-vous. La devanture du Karl est attrayante, et je me repasse mentalement le texto reçu quelques minutes auparavant « J’ai les cheveux bouclés et un pull bleu ». Prenant une grande inspiration, j’entre dans le brunch-restaurant. Un flot de discussions continu envahit mes oreilles et je cherche ma correspondante parmi les tables bondées. De grands signes de la main m’interpellent. C’est une femme brune, aux cheveux effectivement bouclés, avec un sourire franc et chaleureux. De quoi apaiser ma timidité naturelle puisqu’une fois face à elle, les mots s’enchaînent et je me sens aussi à l’aise que si je discutais avec une amie de longue date. Et quelle amie ce serait ! Car il s’agit de Marie Gloris Bardiaux-Vaïente, docteure en Histoire contemporaine, professeure des écoles, scénariste de bande dessinée et membre du Collectif des créatrices de bandes dessinées contre le sexisme. Rien que ça ! Pour nous, elle a accepté de revenir sur le sexisme dans le milieu de la bande dessinée.

État des lieux

Je me retrouve face à un rêve d’enfance : vivre de la bande dessinée. Mais je ne suis pas dupe et je sais que le constat est mitigé voire alarmant, surtout en ces temps de crise. Marie me le confirme : « C’est un métier indépendant, difficile, qui demande beaucoup de temps. On parle de surproduction dans le milieu parce qu’il y a énormément d’albums qui sortent mais bon, si on réduit, on n’aimerait pas que ce soit le sien. Si on regarde les EGBD (États Généraux de la Bande Dessinée), c’est 50% des créateurs de bande dessinée qui touchent à peine le SMIC. C’est affligeant, surtout quand on se rend compte que les autrices gagnent encore moins que les auteurs. »

Je me questionne alors sur les raisons de cette ségrégation genrée. Bien sûr, malgré des avancées en matière d’égalité des sexes, je sais qu’on est encore loin de la perfection. Je me souviens de mes cours de sociologie et de ce phénomène de plafond de verre qui empêche les femmes de s’élever socialement, et ce au quotidien. Est-ce la même chose en bande dessinée ? Marie me répond par l’affirmative. Elle me parle de ce « milieu masculin, patriarcal et empreint de sexisme culturel dans lequel les femmes sont dessinées au gré de stéréotypes fantasmés et hétérocentrés ». Elle a envie de leur dire pourtant, à ces auteurs, qu’il faut arrêter et dessiner des « femmes réelles ».

Heureusement, des voix se font entendre pour lutter contre ce sexisme ordinaire. C’est le cas du Collectif des créatrices de bandes dessinées contre le sexisme et de ses 220 membres dont Marie fait notamment partie. Elle me parle malicieusement d’un « fonctionnement parfois anarchique, mais qui fonctionne ». Pas de structure hiérarchique donc mais un désir commun, fort et inébranlable, des créatrices signataires de la Charte, qui sont par ailleurs entièrement bénévoles. Chacune se fixe des missions, des responsabilités, et fait ce qu’elle peut pour contribuer à un instrument efficace de veille contre le sexisme. Cette association, elle est issue d’un ras-le-bol, d’une consternation des autrices de bande dessinée quand, en 2015, Julie Maroh a été contactée par le Centre Belge de la Bande Dessinée pour participer à l’exposition « La BD des filles ». Je suis assez étonnée du terme, et quand je demande à Marie si la création d’une telle expo fait écho à un précédent, elle m’explique : « Au début des années 2000, Internet a vu émerger puis exploser les blogs sur lesquels on raconte son quotidien. Les éditeurs y ont vu une niche, un potentiel, s’en sont emparé et ont acheté ces blogs pour des sommes dérisoires. Mais voilà, combien y en a-t-il dans ce cas-là, qui publient un livre chez un éditeur parce qu’il a acheté leur blog, puis qui s’enferment dans ce genre ? Il y en a eu trop, probablement. Ce n’est pas parce qu’un sujet est à la mode qu’il va fonctionner… »

bd egalité

Quand l’actualité s’en mêle

Étant moi-même amatrice de bande dessinée, je ne peux m’empêcher de mettre en lien ces paroles avec les évènements survenus au Festival de la Bande Dessinée de cette année, entaché par l’absence totale de femmes aux nominations pour le Grand Prix d’Angoulême. « Je remercie Riad, j’ai trouvé ça super qu’il refuse sa nomination, mais c’est quand même l’homme qui valait plus de 200 femmes, quoi ! Et c’est extrêmement symptomatique de la façon dont les médias prennent une information : ‘’Et le premier, Riad Sattouf…’’ alors que c’était nous les premières à dénoncer cet état de fait. J’ai vu l’histoire s’écrire sous mes yeux, et c’est ce qu’on dit toujours : l’histoire est écrite par les vainqueurs. On me dit ‘’Oui mais c’est parce qu’il est connu, tu comprends‘’. C’est clair, mais c’est aussi parce que c’est un homme. Et c’est d’autant plus flagrant quand on nous dit ‘’Écoutez, on ne va pas refaire l’histoire’’ ! Là-dessus, on se plonge dans les archives et on s’écrie NON, l’histoire des femmes dans la bande dessinée existe bel et bien. Elle n’a pas été écrite, c’est différent : les premières autrices ont été niées parce qu’il s’agissait souvent de femmes d’auteurs qui travaillaient déjà dans la BD. Je connais des autrices de cette génération et quand elles se retrouvaient seules sur un festival, elles encaissaient ! C’est difficile d’être au milieu d’un monde de mecs : tu te protèges, tu la fermes, et tu ris avec eux sur des trucs parfois même sexistes. Je ne sais pas si c’était pire qu’aujourd’hui mais comme elles étaient moins nombreuses, je pense qu’elles le subissaient plus fortement. »

Quid de la situation actuelle ? « Seuls 12% des auteurs de bande dessinée sont des femmes » avait dit le président du Festival d’Angoulême pour « justifier » l’inexistence d’autrices au sein des nominés. Rien de plus faux pour Marie puisqu’il y aurait entre 25 et 30% de femmes dans le milieu, soit presque un tiers et non pas les 12% allégués par le rapport Ratier de 2015 de l’Association des Critiques de BD. Comment expliquer alors une telle différence ? Si on se penche sur les critères nécessaires à la qualification d’auteur selon ce rapport, il faut d’une part avoir au moins trois albums disponibles en librairie et diffusés, et d’autre part posséder un contrat en cours ou un emploi régulier dans la presse ou l’illustration. Problème : les autrices peuvent perdre cette qualification d’une année à l’autre, notamment lorsqu’elles ont un enfant, car elles vont s’arrêter plus facilement qu’un homme et devoir chercher un autre travail qui rapporte plus, ou leur laisse suffisamment de temps pour assurer la charge maternelle qu’on attend généralement d’elles. Le retour du plafond de verre en somme…

Marie Gloris Bardiaux-Vaïente à La Mauvaise Réputation par Pierre Lansac pour Happe:n

Marie Gloris Bardiaux-Vaïente à La Mauvaise Réputation par Pierre Lansac pour Happe:n

Vers un avenir plus radieux ?

Avec beaucoup d’espoir, je me demande alors si les évènements du Festival d’Angoulême ont changé, ou vont changer, quelque chose. Du côté du grand public, c’est apparemment mitigé : « Le problème des lecteurs, c’est encore autre chose, parce que le lectorat reste quand même à majorité masculine, donc ils ont des demandes là aussi hétérocentrées et fantasmées. Ce qu’il faut changer en priorité, ce sont les mentalités. Dès l’enfance, il y a cette idée que les garçons peuvent lire de la bande dessinée, tandis que les filles doivent lire autre chose. On n’arrivera à rien sur le long terme sans un travail en amont.» Je suis foncièrement optimiste mais une autre de ses anecdotes m’afflige : moins de deux mois après Angoulême, des commentaires très partagés, venant cette fois de l’intérieur, des auteurs [masculins] eux-mêmes, déferlent sur Internet : « C’est quoi ces 25%, ils sortent d’où ? Vous n’êtes pas plus à plaindre que nous ! ». Marie soupire et s’insurge à la fois : « Mais moi je l’invente pas ce chiffre ! Le problème, c’est que comme eux-mêmes sont en souffrance économique, ils ont du mal à se dire que les femmes le sont encore plus qu’eux. Du coup, ils vont dire que si les autrices n’y arrivent pas, c’est simplement qu’elles ne se battent pas assez… Non. Mine de rien on a des freins, on est moins médiatisées, et ça joue contre nous ! ».

Pour pallier à ce manque de visibilité, Marie me fait part de son projet, dans le cadre du Collectif, de recenser et d’archiver les autrices de bandes dessinées pour que plus jamais, on ne puisse dire « On ne va pas refaire l’histoire ». Je souris à ces mots et obtient, regonflée d’un espoir nouveau, un conseil pour les prochaines générations d’auteurs de BD : « Dans ce milieu en général, et pas seulement en tant que femme, il ne faut surtout jamais se laisser faire et ne jamais se laisser abattre. C’est un métier très dur où il ne faut pas compter ses heures, tout en gardant en tête qu’il n’y a aucune assurance que ça fonctionne. Mais c’est une véritable liberté de vivre de sa passion, et c’est une grande chance dans le monde dans lequel on vit actuellement. »

Site du collectif : http://bdegalite.org/

Site de Marie Gloris Bardiaux-Vaïente : http://mgbvfeminisme.tumblr.com/

Rachel Lam Wan Shum