Trente Trente . Happen . Trente Trente © Pierre Planchenault

« Every drop of my blood » & « Nos corps vivants » : « identité », nom féminin pluriel

Retour sur deux créations chorégraphiques présentées dans le cadre du festival Trente Trente à l’Atelier des Marches, aux enjeux communs : l’affirmation, par le mouvement, d’une identité multiple et d’un corps hybride.

Ces deux pièces, Every drop of my blood et Nos corps vivants, n’étaient pas jouées le même jour, au sein d’un même parcours, mais elles disent, chacune à leur manière, cette volonté de s’extraire – difficilement – des normes imposées par la société patriarcale, cette célébration de la pluralité qui nous constitue et cette affirmation de la scène comme le lieu de prise de possession de soi. Des cubes en plexiglas chez Nadia Larina au cabaret d’Arthur Pérole, il y a la danse, d’abord comme libération puis comme épanouissement.

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Every drop of my blood, Des corps en puissance

La chorégraphe et danseuse russe installée à Bordeaux, Nadia Larina, présentait une étape de travail de sa dernière création, Every drop of my blood.

D’emblée, le patriarcat et les codes hétéronormés qu’il véhicule imposent leur présence sur scène : ils sont matérialisés par ces boîtes en plexiglas, qui étouffent et confinent, et par des bâtons lumineux rouges disposés dans l’ordre croissant de leur taille, qui pourraient symboliser un parcours normé, tracé et structuré point par point par la société. En fond sonore, des témoignages de personnes victimes de violences sexistes et sexuelles, d’humiliations liées à leur orientation sexuelle ou à leur identité de genre. Quelques personnes du public, déambulant sur la scène ou assises sur des chaises disposées de part et d’autre des boîtes, incarnent silencieusement ces voix.

En opposition à cette omniprésence des normes, les corps des deux danseur.ses, quasi dénudés, recherchent l’indifférenciation des genres, la libération des conditionnements sociaux et des carcans. Seulement, ceux-ci sont si bien ancrés qu’il est difficile de s’en défaire : au son de la création sonore électro de Bastien Fréjaville, jouant sur scène, les danseur.ses, replié.es, tentent de s’extraire de ces boîtes inconfortables qui empêchent leur corps, le contraignent à des contorsions et des désarticulations. L’effort, fondé sur des ruptures de mouvements, est douloureux, souvent vain, conduisant ainsi à la répétition, donc à l’épuisement – un des thèmes chers à la chorégraphe.

                                                  © Pierre Planchenault

Mais c’est pourtant bien par l’obstination du mouvement que le corps peut espérer se libérer et franchir les limites de cette boîte uniforme. C’est parce qu’il la connaît trop bien qu’il peut, par la suite, la déjouer, la manier à sa guise, et transformer le sens de la relation sujet-objet qui les liait jusqu’alors : la boîte devient l’objet d’un corps qui se fait, quant à lui, pleinement sujet.

Enfin délié.es, déployé.es, les deux danseur.ses, dont le talent et l’énergie sont remarquables, multiplient les ondulations et les belles lignes dans une chorégraphie de pur contemporain. Les normes et les conditionnements sont pris au corps pour mieux être déconstruits. La tension monte jusqu’à atteindre un paroxysme, un point de climax, où la parole se libère, où les traumas et les violences se racontent, parfois dans un cri du cœur, comme une rage trop longtemps étouffée, parfois dans un récit glaçant qui livre tout ou qui fait résonner fort ce qu’il passe sous silence. C’est une nouveauté chez la chorégraphe : les mots se joignent à la danse, ce qui enrichit réellement le propos et crée un cercle vertueux dans lequel les mots naissent des mouvements et inversement. C’est de concert que le corps et la parole se rient des codes de la masculinité et de la féminité, dénoncent les injustices, revendiquent leur liberté.

                                                  © Pierre Planchenault

Dans les derniers instants de cette étape de travail, le duo parlant se transforme en trio : Bastien, le musicien, quasiment dénudé lui aussi, se joint aux danseur.ses pour clamer des stéréotypes, faire résonner leur absurdité pour mieux les viser et les accuser.

Every drop of my blood, dont la création est prévue en septembre 2022 et que l’on retrouvera dans sa version complète à la prochaine édition de Trente Trente (on a hâte), promet une véritable expérience, où l’hybridité des corps est sublimée, où le mouvement voit ses significations démultipliées, où l’entremêlement des arts, la danse et le théâtre, sert un propos politique de manière sensible et incarnée.

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Nos corps vivants, En scène(s) !

Le chorégraphe et danseur Arthur Pérole présentait, quant à lui, son premier solo, Nos corps vivants. C’est l’histoire d’une prise de scène, d’une identité qui s’affirme et se revendique plurielle, et de paillettes mêlées aux désillusions.

Se faire être

Tout commence sur ce podium de 4m2, qui trône au milieu de la salle, figurant la chambre d’enfant puis d’ado dans laquelle Arthur Pérole improvisait déjà ses spectacles, reproduisait des clips vus à la télévision, se travestissait. Sa première scène, à l’abri des regards. Là, l’enfant devenu adulte prend le risque d’être vu, sans filtre, en s’approchant au plus près du public, qu’il laisse pénétrer dans son espace intime. Et pourtant, c’est étrange, on n’y entre pas d’emblée, comme si on cherchait un peu sa place, une juste distance peut-être.

                                                 © Pierre Planchenault

C’est d’abord, semble-t-il, la mise en scène d’un mal-être, d’une difficulté à coïncider avec soi-même, d’un corps conditionné par la société. Les mouvements répétés et saccadés dégagent une forme d’étouffement, heureusement allégé lorsqu’ils gagnent en souplesse, en rondeur, en sensualité. Les grimaces furtives du danseur soulignent son inconfort, son acharnement, mais aussi ses instants de folie. Le corps, pris dans la mouvance des jeux de lumière, paraît chercher son tempo, tenter de se défaire des carcans pour trouver sa singularité, au rythme – ou non d’ailleurs, ce qui peut surprendre – d’une bande sonore éclectique composée par Marcos Vivaldi, présent sur scène. Chaque fragment musical – au choix, la voix de Marguerite Duras, celle de Jeanne Moreau, et même une recette de dinde – est comme un matériau participant activement au façonnement de l’identité du danseur, tous apportant une réflexion plus ou moins explicite autant sur le patriarcat que sur le métier d’artiste.

Un spectacle total

Puis, le corps se déploie, les enregistrements de voix cessent pour que seul s’exprime ce performeur qui gagne en confiance autant qu’en autodérision. L’identité s’affirme : la danse se fait théâtre, le danseur se fait mime, quitte son podium, prend possession de la salle entière, entraîne avec lui les DJs et le régisseur des lumières qu’il transforme en personnages de son histoire. De cette histoire, il en est bel et bien l’auteur autant que le héros. Le rapport à la musique est beaucoup plus organique, beaucoup plus en rythme, dans la mesure où elle devient le moteur du mouvement ou de la mimique. C’est ici qu’on entre pleinement dans l’espace du je(u) transformé en véritable ballroom, qu’on plonge dans le rêve, et qu’on suit joyeusement cet artiste au sourire triste.

Nos corps vivants, c’est un récit de fulgurances, de mises en scène de soi en costume de drag queen à paillettes sous des projecteurs qui ne cessent de se dérober, d’illusions parfois brisées, d’étoiles trop filantes. La dramaturgie, fondée sur cette oscillation permanente entre le rêve et la réalité, est soutenue par un sublime et minutieux travail sur le son et les lumières, qui donne un côté très cinématographique à l’ensemble.

                                                 © Pierre Planchenault

Dans cette affirmation de soi autant que de son personnage scénique, le danseur alterne de saisissants moments d’émotion, comme ce « duo » avec Françoise Hardy sur Message personnel, avec d’autres remplis d’humour, d’autodérision, mais où transparaissent toujours cette tendresse et cette candeur de l’enfant aux yeux brillants, qui rêve de bouquets de fleurs et d’applaudissements.

Arthur Pérole possède une véritable présence scénique, un attrait pour l’exagération et une gestuelle cinématographique, tant dans le corps que dans le visage, qui font de lui un artiste unique.

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Pour suivre Nadia Larina (Cie Fluo) : site internet / facebook / instagram

Pour voir Every drop of my blood sur scène : Rdv à l’édition 2023 du festival Trente Trente

Pour (re)lire l’entretien avec Nadia Larina dans le cadre de sa résidence à Trente Trente, c’est ici.

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Pour suivre Arthur Pérole (Cie F/ Arthur Pérole) : site internet / facebook / instagram

Pour voir Nos corps vivants sur scène : Bientôt… Happe:n vous tiendra au courant.