Cinémarges: le festival change de genre et devient club

À peine avaient-ils balayé les cotillons du nouveau millénaire que de jeunes et joyeux bénévoles plaçaient les premières pierres d’un projet qui roule, effet boule de neige. Ça s’appelait alors la Quinzaine de Cinéma Lesbien Gay Bi Trans et ça envahissait une fois l’an le bordelaisement célèbre cinéma Utopia. C’était différent et surtout nécessaire car certains des films diffusés n’étaient pas distribués en France. C’était le temps pas si lointain des VHS et du minitel, un temps où l’accès aux films était bien moins évident qu’aujourd’hui. Quatre éditions durant, la Quinzaine de Cinéma LGBT a ouvert les frontières, les bouches et les yeux avant de prendre son autonomie en 2004 pour devenir Cinémarges, un nouveau festival de cinéma indépendant s’articulant autour de la thématique « sexe, genre et identité ». Les pellicules encourageaient le débat lors d’échanges entre le public et des réalisateurs, des sociologues ou des universitaires, l’occasion d’élargir sa culture cinématographique et son champ de vision. Le festival était un rendez-vous annuel incontournable pour des cinéphiles de tous bords, le porte-voix arc-en-ciel de créateurs géniaux. Cinémarges relayait les productions en marge, des œuvres libres, ambitieuses, magistrales et souvent discrètes. Onze éditions et des centaines de films révélés à des milliers de spectateurs.

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En 2016, le festival évolue à nouveau pour devenir un ciné-club et proposer régulièrement des films suivis de débats orchestrés par des intervenants de choix. Comme Cinémarges à l’époque, Ciné-marges-club se concentre sur l’actualité des sorties cinéma. Mais la nouvelle formule s’autorise également à piocher dans les classiques pour dépoussiérer quelques trésors. Afin de comprendre cette métamorphose, j’ai rendez-vous avec Esther, la créatrice de la Quinzaine de Cinéma LGBT et de Cinémarges, celle qui a vu évoluer le projet façon Pokémon depuis plus de quinze ans.

Pourquoi avoir changé de formule ?
Organiser un festival une semaine par an, c’est suffisamment épuisant pour se reposer tout le reste de l’année. On ne pouvait pas saisir les opportunités de l’actualité des sorties et il fallait trouver des films dans des temporalités assez courtes pour ne pas qu’il y ait d’édition DVD trop rapide ou une exploitation qui freine les possibilités de diffusion en festival. Aujourd’hui, on travaille sur de l’actu et on s’autorise à montrer des films plus rares, voire des découvertes.
En plus, si un spectateur n’était pas à Bordeaux le weekend du festival, il ratait tout. Maintenant, grâce aux projections régulières, il a l’occasion de saisir une soirée ou de suivre maximum de séances.

Les nouveaux rendez-vous sont mensuels ?
S’imposer une projection mensuelle serait s’obliger à passer des films même si on n’est pas vraiment convaincus, simplement pour remplir le mois. Il y a des opportunités presque tous les mois mais on ne s’impose rien. Par exemple, on n’avait rien prévu en mai et on se retrouve avec une carte blanche alors qu’on pensait être peinards ! Le ciné-club prend du temps mais je préfère. On travaille sans local, sans fric, à la one again.

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Comment sélectionnes-tu les films pour le ciné-club ?
On est deux à travailler dans l’exploitation de cinéma donc on est en première ligne pour ce qui est de repérer des films. On prospecte sur intenet, on regarde les programmations de Sundance et Berlin et on fait quelques festivals francophones. Trouver les films c’est une chose, mais il faut dénicher des copies sous-titrées français : ça c’est laborieux. C’est plus facile de trouver les films depuis la création du ciné-club car on suit l’actualité des sorties. Au temps du festival, on ratait des opportunités car les films sortaient avant ou trop longtemps après et on n’obtenait pas les avant-premières. Mais, très honnêtement, la plupart des films gay ou lesbiens me font chier ! Il y en a peu qui me plaisent. Donc on a un rôle de prescripteurs pour les spectateurs qui nous suivent. Quand on programme un film, ils se disent que celui-là vaut le coup et qu’il faut aller le voir, même en dehors du cadre de Cinémarges.

Pourquoi projeter Carole lors du premier Ciné-marges-club, une grosse production visible à l’UGC ?
C’était la proposition d’une universitaire qui fait sa thèse à Bordeaux. Elle nous a sollicités pour le présenter. Je suis fan de Todd Haynes et de Cate Blanchett, alors pourquoi ne pas le programmer ? Le film n’est pas tant une surproduction même si le casting donne cette impression. Il a été produit par Christine Vachon, la productrice du cinéma indépendant américain. Et puis tout est relatif : de grosses productions ont aujourd’hui acquis leurs lettres de noblesse. Le temps permet la relecture : peut-être que dans 30 ans Carole sera le must de l’art et essai indépendant.
Il y a plein de bonnes choses qui passent à l’UGC mais si le film ne marche pas, ils le jettent. Ils n’ont pas de volonté d’accompagnement contrairement à l’Utopia qui choisit et défend les films en les programmant dans la durée. Mais l’UGC Bordeaux passe tous les films, à quelques exceptions près. Par exemple, il ne va sûrement pas programmer La sociologue et l’ourson qu’on projettera en mai. En revanche, je ne serai pas étonnée qu’ils passent Théo et Hugo d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau qui sont des cinéastes connus. Mais nous, on aura les réalisateurs ! La frontière est ténue entre cinéma indépendant/production indépendante et gros circuit/grosse production. Tangerine est un film fauché distribué en France par UGC, mais il n’est pas passé à l’UGC !

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Depuis le début d’année, les films à gros budget-grosse-audience-grosse-recette-gros-sabots ont la part belle qui abordent les questions de genre et LGBT. Le public le moins averti est sensibilisé à ces thématiques à travers des acteurs stars tels que Cate Blanchett, Ellen Page ou le nominé aux Oscars pour son rôle de transgenre dans The Danish Girl, Eddie Redmayne. Comment expliques tu cet engouement?
Il y a eu une sorte de retour au lesbian chic à travers des films hyper esthétiques. J’aime beaucoup The Danish Girl pour ses qualités esthétiques. Je n’ai pas une grille de lecture systématiquement militante à me demander : quel est le système économique de la production ? Est ce que le film donne une bonne image de l’homosexualité ou de la transsexualité ? Je suis spectatrice avant tout. Carole a un coté désuet et lisse mais c’est un bel objet cinématographique qui représente assez justement la situation à cette époque.
Peut-être qu’on nous propose quatre films LGBT en début d’année et qu’il n’y aura plus rien ensuite. Il y a toujours eu au moins cinq ou six films homos par an, mais au prorata des films traitant d’histoires d’amour hétéro, ça fait rien. On voit peu de films lesbiens, ça c’est sûr, et je n’ai pas du tout aimé Free Love, je serais mal à l’aise de le présenter.

Après Love de Gaspard Noé, La Vie d’Adèle, a perdu son visa d’exploitation sous la pression des catholiques extrémistes de Promouvoir. Plusieurs autres films sont sur la sellette : penses-tu que le cinéma, a fortiori LGBT, soit en danger ?
Je suis bien contente que le CNC [le Centre National du Cinéma et de l’image animée qui détermine la catégorie d’âge des œuvres] se réveille enfin pour donner plus de crédit aux commissions de classification. Ça devrait suffire et ne pas être remis en question par des jurisprudences à la mords-moi-le-nœud. Ces associations ne se rendent pas compte qu’elles font juste de la pub aux films. Ça serait grave si elles intervenaient en amont de la sortie, mais deux ans après la sortie cinéma d’un film, il ne sera plus projeté en salle. C’est ridicule !

Quel a été ton dernier coup de cœur cinéma ?
J’ai du mal à avoir des coups de cœur en ce moment. J’ai été très marquée par le film argentin Paulina, un portrait de femme dans un pays en reconstruction après les années de dictature. Elle se fait violer alors qu’elle remplace une institutrice dans un village de campagne. Je ne peux pas en dire plus sans tout spoiler mais c’est très choquant. Le film questionne énormément le statut de chercheur et de victime. Il met très mal à l’aise.

Feu le festival Cinémarges avait lieu en avril et il semble que vous ayez décidé de marquer le coup ?
On ne peut pas s’en empêcher ! On répond à l’attente du public qui a l’habitude que quelque chose de fort se passe à ce moment de l’année. On a préparé des temps de projections, de rencontres et une soirée festive. C’est une pulsion ! On était partis dans l’idée de faire quelque chose d’ultra light et c’est pas si light finalement! Mais on se fait plaisir. Chaque séance sera accompagnée ce qui n’était pas possible lors du festival car on limitait le budget. Lors de ce mini-festival, il y aura moins de films mais un travail de fond avec des débats et des intervenants. Grâce au Ciné-club Le 7ème genre de Paris, nous pourrons proposer La garçonne, un film rarissime, l’adaptation d’un bouquin déjà sulfureux à sa sortie dans les années 20. C’est un film que personne ne connaît : il n’y a aucune édition VHS ou DVD et il n’est pas sur internet. On y voit Arletty et Piaf dans sa première apparition à l’écran. C’est une pépite ! On projettera également La Sociologue et l’ourson, coréalisé par le fils d’Irène Théry, la sociologue qui avait l’oreille de François Hollande pendant la création des lois du mariage pour tous. C’est un film ambitieux, audacieux, pertinent et original, pas un simple documentaire sur le mariage gay.

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Et après avril ?
Le programme est bouclé jusqu’à fin mai, c’est déjà bien. De toute façon, quand il fait beau les gens ne veulent pas s’enfermer dans les salles de cinéma. Mais Cinémarges c’est mon bébé et ça va être difficile d’arrêter. J’ai failli le tuer l’année dernière, alors plutôt que de l’envoyer au congélateur je lui ai coupé un ou deux bras, on a changé de formule. Tant qu’il a des jambes, il marche !

Ciné-marges-club s’inscrit dans la continuité du festival de par sa volonté à soutenir des œuvres indépendantes et audacieuses, à gommer les marges, voir plus large en 160. S’il est désormais possible de visionner n’importe quel film derrière son ordinateur, Cinémarges leur permet de caresser le grand écran. Les rencontres, désormais systématiques, qui accompagnent les séances permettent une médiation parfois indispensable entre les œuvres et le public. Alors que les murs tombent et se dressent simultanément, bâtis de préjugés et de peurs par des conservateurs dangereux, Ciné-marges-club distille régulièrement un message de tolérance et de respect à travers des films sélectionnés avec amour et exigence par des bénévoles passionnés (et endurants!). Le ciné-club offre un miroir plus juste d’une société en nuances, certains s’y reflètent avec plaisir et soulagement, tous y découvrent la perspective. Face à l’amour homosexuel et aux identités confondues, le spectateur savoure avant tout de nouveaux films esthétiques et audacieux, de beaux portraits et des images soignées.

Pour se payer une toile, il faut parfois se rendre jusqu’au terminus Pessac centre, au cinéma Jean Eustache. Une épopée qui pourrait décourager les cyclistes mais le public est fidèle aux rendez-vous. Pour les bordelais boudant les projections un tantinet hors secteur, intra muros, le cinéma Utopia continue d’accompagner le projet et héberge régulièrement le ciné-club. Les prix sont ceux des lieux de diffusion, entre 4 et 8 euros, le ciné-club ne demandant aucune cotisation.


Parmi les rendez-vous incontournables on retient le prochain temps fort, sorte de mini-festival du 28 avril au 1er mai:

28 avril : Exposition à la galerie St François
19h/ vernissage expo « Je vous souhaite d’être FOLLEMENT aimé »
21h / Projection vidéos qeers « What’s your flavor ? »

20 rue St François, l’exposition se tiendra jusqu’au 13 mai (tlj 14h – 19h)

29 avril:  Cinéma Jean Eustache, Pessac
20h30 / courts-métrages « Genre ta famille! »

30 avril 
14h00 / La Garçonne / Bibliothèque de Mériadeck 
16h30 / Orlando / Bibliothèque de Mériadeck
20h30 / Théo et Hugo / Utopia
23h00 / soirée BatiFOLLE-moi le corps / Void (plus d’infos sur l’event FB)

1er mai: Cinéma Utopia
18h / La sociologue et l’ourson + débat avec Irène Théry

Leur site internet permet de suivre l’actualité du ciné-club tandis que leur page Facebook est régulièrement alimentée.