Conversation avec Pascal Servera, directeur de production du FAB

Avec Pascal Servera, on a discuté des arts contemporains transdisciplinaires, d’ouverture des territoires et des regards, et de l’avenir des festivals…Il y a quelques jours, se tenait un des grands festivals de la rentrée à l’échelle de la métropole bordelaise, le FAB. A cette occasion, j’ai pu m’entretenir au téléphone avec le directeur de production du festival, Pascal Servera, au sujet des enjeux du FAB, de cette édition 2020 – riche malgré les conditions ! – et de l’importance de l’art dans l’espace public.

Quelle était l’idée de départ lors de la création du FAB en 2016 ?

Le principe était de proposer une double mise en lumière : donner un éclairage sur la création internationale, soutenir leur diffusion à l’échelle de Bordeaux Métropole, tout en étant un espace de soutien et de visibilité pour la création régionale des compagnies de Nouvelle-Aquitaine. Aussi, on construit la programmation avec chacun de nos partenaires (municipaux, artistiques, lieux culturels, etc.), parmi des propositions artistiques entièrement dédiées au festival. Cette programmation est le fruit d’un long processus de choix et d’échanges, qui aboutit à un véritable objet culturel.

  Pascal Servera  © Pierre Planchenault

A chaque édition, vous proposez un large panel de pratiques artistiques. Cette année, il y avait beaucoup d’arts visuels au programme, allant de la vidéo à la sculpture. Est-ce une volonté d’ouvrir toujours plus les frontières de l’art contemporain ?

On reste un festival qui est dédié à la création contemporaine, notamment au théâtre, à la danse et à la musique. Mais notre souhait est vraiment de proposer un festival le plus pluridisciplinaire et transdisciplinaire possible. On aime ce qui ne correspond pas aux cases ou aux identités assignées, voire ce qui est indiscipliné. On aime ce qui relève de la performance, de l’hybridité, de la proposition « trans-genre ». Dans cette optique de décloisonnement-là, on a envie d’ouvrir de plus en plus aux arts visuels, ce qui a d’ailleurs motivé notre volonté de travailler notamment avec la Fabrique Pola, pour inventer quelque chose à cheval entre spectacle vivant et art visuel.

Justement, en parlant d’arts visuels… Avec le Covid et toutes les mesures sanitaires que cela implique, on a de plus en plus recours à l’usage de la vidéo au quotidien. Mais dans le domaine de l’art contemporain, quel serait son potentiel selon vous ? Et du côté des spectateur.rice.s, à quoi l’art par la vidéo nous ouvre-t-il ?

Avant de parler de la vidéo en elle-même, on peut constater le potentiel de l’art visuel dans le cadre d’un festival qui a aussi comme objectif d’investir l’espace public. L’intervention visuelle dans l’espace public permet assez facilement d’attirer le regard, de troubler le réel.  C’est une matière que l’on veut continuer à explorer, notamment avec des artistes du champ large de l’art contemporain, en parallèle des artistes du champ des arts de la rue. Quant à la vidéo, dans la situation sanitaire que nous sommes en train de vivre, elle permet peut-être une certaine facilité de diffusion à plus grande échelle que le spectacle vivant dans l’espace public, et sur des supports différents. Néanmoins, il me semble plus nécessaire que jamais que l’art vivant se déroule dans l’espace public, car il y réactive l’imaginaire et le partage en créant des temps de rassemblement…

Vous l’évoquiez tout à l’heure, avec le FAB, les frontières s’ouvrent également à l’échelle internationale en accueillant des créations étrangères (la Cie N’soleh, la Cie Copier Coller, celle de Pippo Delbono, etc.) dans plusieurs villes de Bordeaux Métropole. Comme si, au fond, l’international pouvait se fondre dans le local et inversement. Quelle est l’importance de cette rencontre des échelles, de cette mixité des lieux ?

Ce mouvement de balance a toujours existé dans les enjeux du festival, et on a envie de l’approfondir notamment avec des échanges qui pourraient se faire entre artistes internationaux.ales et locaux.ales dans le cadre de workshops ou de Fab-Lab ; c’est en pleine réflexion. De plus, il nous paraît intéressant que ce focus soit double aussi bien pour les professionnel.le.s qui viennent voir les créations du festival,  autrement dit des programmateur.rice.s appartenant à l’échelle locale, européenne voire internationale, que pour ces créations afin qu’elles puissent ensuite tourner et développer leur diffusion. On incite d’ailleurs les professionnel.l.es, par des parcours, à aller voir des compagnies nationales qu’ils.elles ne connaissent pas forcément.

Wax /Cie Copier-Coller ©Pierre Planchenault

Vous fonctionneriez alors comme une sorte de tremplin, peut-être même de laboratoire ?

Alors le terme de « laboratoire », je ne l’emploierais pas là, parce que la plupart des créations que nous proposons sont finies, et sont montrées pour la première fois. Il s’agirait plus d’un levier de soutien à la création artistique de la Nouvelle-Aquitaine. On n’est pas forcément encore un espace de tentative, même si on ouvre un cadre de bienveillance à ces premières créations. J’espère que cette notion de « laboratoire » existera à terme, si on peut mettre en place ces workshops ou ces Fab-Lab pour faire se rencontrer des artistes internationaux.ales et régionaux.ales et dans lesquels ils.elles créeraient des œuvres pendant le festival.

Cela dit, cette année, vous avez proposé certaines créations qui se construisent en même temps qu’elles se montrent… Je pense notamment à Puissance 3 qui a eu lieu au Glob, et qui incluait les propositions du public dans sa conception.

En effet… Deux fils seraient à tirer à ce sujet : d’une part, pour la première fois, cette année on a montré des étapes de travail de spectacles qui verront le jour dans un an ou deux. C’est une invitation particulière que l’on fait pour le public et, si possible, on attend aussi son retour afin d’aider les compagnies à penser autrement leur spectacle. D’autre part, comme avec Puissance 3, on aime bien proposer, dans notre ligne éditoriale, des choses qui ne s’inscrivent pas forcément dans le théâtre frontal et conventionnel comme on peut en voir d’habitude, mais qui relèvent plus de l’interaction, de l’immersion et de l’hybridité. Cette idée est d’autant plus frappante avec Virus : plus que jamais, le public se transforme en joueur.se.s, il n’y a plus de frontalité. Le public fait littéralement le spectacle. Et le dernier aspect de ce brouillage des frontières entre salle et scène, ce sont les propositions participatives : nous passons des commandes auprès d’artistes qui ne peuvent voir le jour que si ils.elles impliquent le public dans la réalisation de la création. C’est le cas de Panique Olympique par exemple, où tout le monde peut s’essayer et participer, dans l’espace public, à une forme chorégraphique mise en scène par une professionnelle.

Puissance 3 / Collectif Denisyak ©Pierre Planchenault

C’est intéressant cette dernière idée : avec Panique Olympique, par exemple, il s’agirait presque d’une redéfinition de l’espace public et de sa réappropriation, autant à travers sa capacité à accueillir de l’art là où on ne l’attendrait pas forcément, mais aussi au travers du rôle que chacun.e d’entre nous peut y jouer en tant que citoyen.ne de cet espace…

Oui c’est ça, les propositions participatives, et surtout Panique Olympique, ont ce rôle-là : montrer comment on peut créer dans l’espace public, et permettre de s’immerger dans la « cuisine » de l’artistique. C’est une autre façon de rencontrer l’art : plutôt que d’être assis dans une salle, le public travaille à la création d’une œuvre, et comprend ainsi beaucoup plus les enjeux (les questions des entrées et des sorties, des costumes, etc.) d’une création artistique en général, qui est, en plus, dédiée à l’espace public. C’est vraiment différent d’un workshop par exemple.

Panique Olympique – Troisième /Cie Volubilis ©Pierre Planchenault

Il ne me semble pas avoir vu de thème particulier pour l’édition 2020, contrairement aux autres années… Cela dit, plusieurs créations présentées explorent l’idée de la « marge » à différents niveaux (identités, territoires, etc.). Cette idée aurait-elle pu être le fil conducteur de cette édition ?

Oui, pourquoi pas ! Effectivement, il n’y avait pas de thématique cette année, car il ne nous semblait pas du tout opportun d’imaginer une programmation autour d’un sujet politique qui pourrait être complètement obsolète compte tenu de la situation : le contexte actuel change tellement vite qu’il nous paraissait difficile d’envisager de creuser tel sujet alors que nous ne savions pas quelle serait l’actualité brûlante du festival… Après, la création en général fait souvent écho à notre actualité contemporaine, donc il y a des fils que l’on peut tirer en trouvant des résonances entre certains spectacles : par exemple, le thème de la fake news qu’exploraient Every word was once an animal – qui n’a pas eu lieu malheureusement – et The Mountain, ou des spectacles qui se sont adaptés au confinement comme Pas de Porte ou Virus et sa version en ligne, #Virus.

Justement, pour continuer à tisser des liens entre les spectacles, trois créations de danse notamment, Wax, An immigrant’s storyLa Manufacture) et Faro-Faro (au Carré), abordent les relations entre les continents africain et européen, en questionnant le regard occidental porté sur les cultures africaines. Le FAB a-t-il aussi pour volonté de décentrer nos regards, de remettre en cause nos a priori culturels ?

Ces trois créations font partie de ce qui aurait pu être un focus géographique de la Saison Africa2020, portée par l’Institut français, et qui avait pour objectif de mettre en lumière la création contemporaine africaine sur le continent européen. Notre festival était labellisé par l’Institut français pour accueillir cette saison et diffuser des artistes africain.e.s. Mais elle a été décalée en raison de la crise sanitaire, et de fait, le FAB est sorti de la saison. Cela dit, sont restés dans notre programmation des spectacles prévus avec certains de nos partenaires, dont ces trois créations. Tout l’enjeu d’un festival international des arts contemporains comme le FAB est d’être aussi à l’écoute de ce que disent les artistes de « l’ailleurs » sur ce que l’on vit tou.te.s de façon contemporaine, et de voir comment cet ailleurs nous parle de ce que l’on vit ici. Donc oui, il est question d’ouvrir notre regard vers cette étrangeté si lointaine, mais si proche finalement. La parole de l’ailleurs, quoique venant de cultures différentes, entre en résonance avec la nôtre.

An immigrant’s story /Wanjiru Kamuyu ©Pierre Planchenault

Question d’actualité… Comment organise-t-on un festival en temps de Covid ? C’est presque un acte de résistance maintenant, non ?

Oui complètement, c’est un acte de résistance ! Nous avons eu de la chance parce que nous avons réussi à maintenir 90% de nos propositions. En septembre, l’intervention dans un espace public, autrement dit un espace non-dédié à la représentation, a commencé à devenir vraiment complexe à envisager et à organiser. Donc, aujourd’hui, continuer d’investir artistiquement cet espace que nous partageons est une véritable difficulté – cela l’a toujours été d’ailleurs, avec la période de tension et de peur due au terrorisme des années 2015-2018, et maintenant avec cette peur liée à la crise sanitaire. Je pense qu’il y a un enjeu politique fort. Je n’irais pas jusqu’à parler de militantisme parce que je ne me permettrais pas de dénaturer l’action militante des personnes qui en font vraiment. Je dirais que c’est une action de revendication. On a besoin d’un soutien de la part des institutions pour que des choses continuent d’exister dans cet espace d’expression nécessaire qu’est l’espace public. Cela me semble plus important que jamais.

Êtes-vous inquiet pour l’avenir du festival, ou même des festivals en général ?

Je ne sais pas si je suis inquiet… Je pense qu’il y a un intérêt à ce qu’on travaille de concert avec la ville de Bordeaux et la Préfecture pour inventer quelque chose qui simplifierait notre action et la réflexion entre artistes, acteur.rice.s culturel.le.s et les institutions qui sont aussi là pour poser un cadre de sécurité sanitaire. Et surtout, si cette situation sanitaire perdure, il faudrait que l’on se mette d’accord sur une réactivité plus importante – ce qui est d’ailleurs en train de se mettre en place. D’autre part, je trouve intéressant que cette situation puisse faire évoluer les formes et les formats sur le long terme : il va falloir qu’on invente autrement la façon dont on investit artistiquement l’espace public. Pour le coup, le festival deviendrait aussi un laboratoire, comme on en discutait tout à l’heure.

Quels seraient alors vos objectifs pour l’édition 2021 du festival ? Ou vos envies ?

Rester dans quelque chose qui nous est fidèle, continuer à diffuser de la création internationale et régionale. Mais on aimerait renforcer encore davantage cette intervention dans l’espace public justement en réinventant les formes peut-être, en bonne intelligence avec les institutions préfectorales et municipales, tout en renforçant aussi la dimension de responsabilité sociale des organisations et notre responsabilité écologique – cette dernière pourrait notamment se traduire par des formes artistiques…

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