Des territoires, cartographie d’une souffrance moderne.

Samedi après midi, 69 Rue Joséphine, Glob Théâtre, premier filage d’une pièce en résidence qui se jouera à partir du 12 janvier. Malgré la chaleur accablante de ce jour de décembre,  Happe:n a choisi d’explorer une singulière zone artistique, pour toi lecteur ! Récit d’un périple à travers l’agitation créatrice de la métropole Bordelaise.

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Territoire : Étendue de la surface terrestre où est établie une collectivité humaine

« Le portillon.
Noir.
Autour
pas de mur.
Des agglos
une rangée et
du grillage.
La route devant.
On voit le jardin depuis l’extérieur.
Depuis la route qui passe devant
sauf quand on croise le
portillon.
Tu rentres
5 pas
porte.
Pas de crépi encore.
Entrée.
Deux mètres puis mur.
Droite… gauche.
Placard /toilettes.
Droite…
Salon puis gauche cuisine
un mètre puis droite placard
gauche fenêtre sur rue sur grillage sur maison identique.
Demi-tour.
Vers salon puis gauche alcôve»

Baptiste Amann.

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Il y aura une cuisine, espace central de la vie familiale, lieu du repas et autres retrouvailles. Ce sera LE lieu, espace d’échange exclusif de quatre êtres en déroute. Les deux parents sont morts, en même temps, par une même nuit, sans aucune raison évidente. Maintenant, il s’agit de s’organiser. Frais d’enterrement, vente du pavillon de banlieue scandent les échanges entre les membres de cette fratrie, qui ont peine à retrouver leur complicité d’antan. Car dans cet univers cloisonné par la cité, territoire chaotique foulé par une histoire faite de souffrances, d’abandon, de peurs, ils vont tenter de réexplorer le lien qui les unie malgré la perte d’insouciance.

« Il y aura de graves séquelles, des bouleversements, des changements de perspectives » B.A

On pourrait penser qu’ils sont trop différents pour se comprendre : Lyn sœur coincée dans l’obligation de prendre soin du frère handicapé, développant un racisme ordinaire pour supporter sa colère / Samuel petit politique raté cherchant désespérément la reconnaissance / Hafiz enfant adopté arraché à son identité, obsessionnel du bien dire et Benny anciennement Benjamin, handicapé suite à un accident.

Ils ont vécu là, partagé leur enfance à cet endroit et tentent d’y retrouver un territoire commun. Ils se déchirent mais s’aiment, chacun pris dans sa colère quotidienne, parce que le monde est dur, parce que la cité, parce qu’un petit pavillon froid et sans histoire, sauf la leur… celle de leur tribu, de ses codes, ses règles, ses places- celle de l’enfermement, de l’amour, de la famille, de la matérialité du monde qui les oblige à s’organiser seuls face à la mort, au handicap, mais aussi…. celle d’un étrange héritage enterré dans le jardin.

Car dans cet espace sans issue, apparaît un patrimoine improbable. Nicolas de Condorcet, philosophe, mathématicien et homme politique, est enterré dans ce jardin pavillonnaire. Les ossements d’une figure majeure de la révolution française pour seul héritage… Retour de l’esprit des lumières, de la révolution française, des droits de l’homme et de la femme, de l’opposition à l’esclavagisme et à la peine de mort...

« C’était important pour moi cet anachronisme avec Condorcet, pour montrer comment l’histoire et le passé peuvent aussi éclairer les faits actuels. J’ai voulu construire la mis en scène en créant des territoires différents de parole, allant de l’intime au groupal, à l’historique pour ouvrir la réflexion. On peut ainsi comprendre ce qui se joue pour chacun dans leur pensée intime et l’anachronisme historique permet d’ouvrir à une pensée plus globale ».

« Nous sifflerons la marseillaise » est le premier volets d’une trilogie, « Des territoires », au cours de laquelle le spectateur suit la vie de cette famille après le décès de leurs parents : avant l’enterrement, après l’enterrement et quelques temps plus tard.


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Transformant son texte en rythmes acoustiques, mêlant Dominique A au drame intime, Baptise Amann, auteur, metteur en scène et comédien issu de l’école régionale d’acteurs de Cannes (ERAC), nous livre une chronique contemporaine, d’individus qui cherchent à sortir d’un univers clos, qui tournent en rond dans un monde trop restreint, trouvant dans le racisme quotidien ou l’engagement politique précaire des réponses à leur vide.

« Ce qui m’intéresse chez les personnages que je décris, ce sont leurs fragilités, la manière dont ils font avec leur vie, c’est toujours plus intéressant les fragilités, c’est ce qui rend humain »

L’écriture est exigeante, acérée, sensible, ouverte sur le monde.

« Le théâtre contemporain s’est un peu trop éloigné d’une réalité sociale, c’est un théâtre aux prises avec notre société que j’ai envie de faire à travers cette trilogie. J’avais envie de donner à voir un monde social qui est peu représenté au théâtre, celui des banlieues. Je cherche à faire un théâtre accessible qui garde, tout de même, son exigence de pensée »

La mise en espace est mouvante, la chorégraphie du dire multiple, chacun des protagonistes bricolant une zone pour laisser entendre leur part intime, cet impossible à dire à l’autre.

« J’ai voulu créer une mise en scène où les espaces se multiplient, créer de nombreux territoires dans un même espace, comme un système en gigogne, réaliser une exploration de ce champ vaste et en mouvement que constitue l’écriture pour le plateau. »

Baptiste Amann a l’exigence de ceux qui cherchent, se perd dans ses propos, tant il a à dire, tant il se passionne à parler de cette pièce dont il est l’auteur. Soutenu par la pépinière du Soleil bleu, son écriture questionne la souffrance intime et sociale, cherche à trouver une nouvelle manière de déterritorialiser la langue s’appuyant sur les réflexions de Deleuze et Guettari.

Entouré de ses comédiens : Solal Bouloudnine, Samuel Réhault, Lyn Thibault, Olivier Veillon, co créateurs et collaborateurs de l’outil structure d’hébergement artistique Bourguignonne; il nous propose le premier volet d’une création qui promet d’être vaste et nourrie.

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De gauche à droite Olivier Veillon, Lyn Thibault, Sylvain Violet (derrière à gauche) ,Solal Bouloudnine (au calepin) ,Baptiste Amann, Léon Blomme, Samuel Réhault

                       

«Écrire une histoire c’est renoncer à toutes celles qui auraient pu être écrites. Écrire une histoire c’est perdre de vue l’ensemble. C’est oublier qu’il aurait pu en être autrement. Aussi Des territoires n’est pas une pièce sur la banlieue, ni sur le racisme, ni sur le deuil, ni sur l’adoption, ni même sur le temps qui passe… Mais au contraire sur une banlieue, sur un racisme, sur un deuil, sur une adoption, sur une façon que le temps a eu de passer. » B.A

Glob Théâtre – Bordeaux : du 12 au 22 janvier 2016

Texte et mise en scène : Baptiste Amann
Avec : Solal Bouloudnine, Samuel Réhault, Lyn Thibault, Olivier Veillon
Regard extérieur, assistant à la mise en scène : Yohann Pisiou
Création lumières : Sylvain Violet
Son : Léon Blomme
Scénographie : Philippe Casaban, Eric Charbeau
Construction décor : Nicolas Brun
Chargé de production : Morgan Hélou

Photos : Antoine Delage – Happe:n