Edition Cornelius : Conversation avec Jean-Louis Gauthey

Rencontre avec Jean-Louis Gauthey, créateur de la maison d’édition de BD Cornélius.

Attiré par les couvertures colorées de ces bandes dessinées, j’ai voulu en savoir plus sur le fonctionnement de Cornélius et sur les bandes dessinées qu’elle édite.  C’est lors d’une grande vente de livres à la Fabrique Pola que j’ai pu m’entretenir avec Jean-Louis Gauthey et c’est une Maison aux fondations solides et au service de la qualité qui va alors m’être présentée !

Quel est votre rôle dans la maison d’édition de BD Cornélius ?

J’ai créé la maison d’édition en 1991 sur Paris puis nous avons déménagé sur Bordeaux il y a 5 ans. Je me suis lancé sans vraiment savoir ce que j’allais faire si ce n’est que je pensais que c’était le seul moyen pour moi d’arriver à échapper au monde du travail. Si j’avais su ce que ça allait impliquer comme sacrifices, je ne suis pas sûr que je l’aurais fait.

Vous souhaitiez directement partir dans l’édition de BD ? 

L’idée a toujours été de faire une structure d’édition, à l’époque je m’intéressais exclusivement au domaine graphique avec un fort tropisme bande dessiné. Je m’autorisais à faire des recueils de bandes dessinées, des images et des estampes. J’étais sérigraphe à ce moment-là et la quasi-totalité de la production de Cornélius était produite en sérigraphie. Il y avait des estampes à tirage limité, des livres de bibliophilie, puis j’ai pris conscience que je ne souhaitais pas me limiter à des objets chers. La bibliophilie c’est toujours des tirages restreints donc le prix augmentait forcément. 

Je voulais m’ouvrir à des choses plus accessibles, j’ai donc fait une collection de comics, un peu comme ceux américains, avec des auteurs français pour la plupart issus de la maison d’édition l’Association, on était très proche et dans les mêmes locaux. Puis on a arrêté les couvertures en sérigraphie en 1997, car c’était trop de travail et comme les tirages augmentaient c’était difficile de suivre.

Vous avez quitté la capitale pour Bordeaux, pourquoi cela ?

Sur la base de critères objectifs, on a étudié plusieurs villes avant de porter notre choix sur Bordeaux. On a fait un tableur, j’ai croisé les critères de différentes villes, la densité de population au km2, le climat, la vie culturelle locale, et Bordeaux est sortie première.  Pour être honnête, le critère culturel de Bordeaux était faible, la vie culturelle locale n’était pas très développée, par rapport à Paris ou d’autres villes. A l’époque, la vie culturelle lyonnaise était plus attirante mais pour moi c’était un bon critère que celle de Bordeaux ne soit pas si développée, ça voulait dire que des choses restaient à faire.  Depuis, la vie culturelle bordelaise s’est énormément développée et il y a encore une marge de progression, c’est une ville qui évolue encore beaucoup.

© Pierre Lansac

 

Cornelius s’implique dans la vie culturelle locale ?

Oui, relativement, on n’en détient pas les clés, on peut accompagner quelque chose si on trouve à s’inscrire dedans, ce qui n’est pas toujours le cas. On est un éditeur, donc un commerçant, et notre marché c’est la France. D’ailleurs, je ne souhaite pas qu’on soit classé comme éditeur de région, ça ne m’intéresse pas du tout. Pour moi, la vie culturelle d’une ville ce n’est pas valoriser la ville pour satisfaire les gens qui y vivent, c’est valoriser la ville pour donner envie aux autres de la voir et par porosité, d’amener les gens qui y vivent à s’ouvrir à d’autres horizons. C’est cela qui est intéressant. 

A quoi peut-on reconnaître Cornélius, quelle est la ligne éditoriale ?

J’étais autodidacte donc complètement inculte quand j’ai commencé, mais j’en avais conscience et j’y suis allé très progressivement en faisant confiance à mes goûts et en les faisant vérifier par d’autres personnes.  Au début, la ligne éditoriale de Cornélius ce sont des gens que je vénère, j’ai fait une liste avec Willem, Crumb, Gus Bofa, je l’ai retrouvé il n’y a pas longtemps et j’avais coché quasiment toutes les cases, les hasards de la vie et mon obstination ont fait que j’ai  réussi à cocher 10 noms sur les 15 de la liste. On était en phase avec les gens autour de moi et la jeune génération d’auteurs qui apparaissait, c’est ça au départ l’ancrage de Cornélius.

Puis j’ai voyagé pas mal et j’ai rencontré des auteurs étrangers, comme Charles Burns, qui m’ont fait confiance et la ligne éditoriale s’est étendue à des domaines étrangers qui au départ étaient difficiles d’accès. On fait désormais de la traduction d’ouvrages provenant de tous les grands pays de la bande dessinée, États-Unis, Japon, Italie etc …  On édite aussi directement certains auteurs étrangers. Pour les bandes dessinées japonaises c’est de la traduction, mais nos éditions ne ressemblent pas du tout à celles japonaises. Au même titre que la traduction du texte, on fait une traduction de l’œuvre sur le plan graphique.

Dès que j’ai eu la latitude d’aller vers tout ce qui m’intéresse, je me suis rapproché de la bibliophilie des années 60-70 et surtout celle des années 30. On y retrouve ainsi Gus Bofa et d’autres auteurs oubliés aujourd’hui mais qui méritent d’être redécouverts. Le travail de Gus Bofa remonte aux années 20-30, c’était plus du dessin mais gagne à être enchâssé dans l’histoire de la BD. La bande dessinée a toujours emprunté à d’autres formes artistiques, le cinéma pour la narration, l’illustration ou la bibliophilie pour le graphisme.

Avec une jeune génération d’auteurs, des artistes étrangers de réputation internationale et des auteurs patrimoniaux : au final la ligne éditoriale de Cornélius n’a jamais bougé.

C’est assez large tout en étant court, il y a plein de choses que j’aime bien mais que je ne peux pas éditer. C’est un peu comme un immeuble, il faut que les gens s’entendent bien, même s’ils sont très différents. Il faut une sorte d’affinité élective générale pour que la vie soit agréable, pour que cet immeuble soit perçu comme un endroit plaisant.

Si ont fait rentrer deux personnes complètement incompatibles au premier abord, il faut amener dans l’immeuble une personne qui pourra faire le lien entre elles, l’ambassadeur de l’un et de l’autre, c’est pareil dans un catalogue d’édition. Tous ceux pour qui je n’arrive pas à trouver de lien je les oriente vers d’autres éditeurs qui me semblent plus appropriés à les défendre, c’est ça le but du jeu.

© Pierre Lansac

Actuellement, vous avez combien d’auteurs et de titres au catalogue ?

C’est la question à laquelle je ne sais jamais répondre ! On m’a rappelé récemment qu’il y avait au moins 70 auteurs. Ça me fait bizarre de savoir qu’il y en a autant parce que je les connais tous personnellement à part ceux qui sont morts.

On a 400 titres au catalogue, on en sort 20 par an, jamais plus. C’est un choix car faire plus de titres ça voudrait dire avoir une forme de croissance qui n’est pas du tout adaptée à ce que fait Cornélius. On fait quelque chose qui relève d’une forme de rareté. Par rapport à la production de masse en librairie, je considère qu’on fait partie de ceux qui produisent le moins. Produire peu et bien je pense que c’est indissociable et c’est aussi se donner la possibilité de bien défendre le livre et les auteurs. La croissance ce n’est pas une croyance que je partage ; je ne m’inscris pas dans ce champ-là, c’est de la connerie. La croissance ça détruit tout, on confond croissance et invasion. C’est comme le lierre, ça se répand, ça bouffe tout et après la maison elle est foutue. 

Cornélius a des ambitions particulières ?

Ce n’est pas une maison très ambitieuse, je ne critique pas l’ambition, ce n’est pas le problème mais quand on fait du commerce, l’ambition c’est de faire plus d’argent. Ça passe donc par faire plus de livres ou faire imprimer dans des pays dans des conditions qui ne sont pas conformes avec les idées que je suppose que l’on défend. Je préférerais que Cornélius s’arrête plutôt que faire des livres qui ne collent pas avec la ligne éditoriale.

© Yoshiharu Tsuge / Cornélius 2019

 Quel est votre prochain titre ?

On va sortir un titre d’un auteur avec lequel on veut travailler depuis longtemps, Yoshiharu Tsuge, c’est un des maitres du Gekiga, une forme de manga pour adultes qui est apparue en opposition au manga généralement destiné à un public jeune. Il y a une génération d’auteurs qui a voulu se servir de ce moyen d’expression pour retranscrire la réalité et la vérité de nos existences à la fin des années 50. Certains ont commencé à faire des bandes dessinées très noires et sociales comme Tatsumi, d’autres comme Saito ont fait du Polar très dur, très sec. Tsuge a carrément initié autre chose, sa vérité à lui c’était de parler de lui sans que ce soit vraiment assimilable à une autobiographie ou à de l’autofiction. Il explore sa propre psyché à travers ce qu’on appelle le watakushi shōsetsu. Il va traduire ses émotions intimes de manière narrative ou sous une forme d’histoire qui emprunte au rêve. Son ouvrage Les Fleurs Rouges sortira le jeudi 7 février. 

Cornélius en 3 auteurs ?

Crumb, Blutch et Tatsumi. C’est réducteur mais Crumb est le premier auteur que je voulais éditer, Blutch est le premier auteur de ma génération que j’ai voulu éditer et que j’ai rencontré, et Tatsumi est le premier auteur de BD japonaise que j’ai lu dans ma vie quand j’avais 14 ans.

Si cette première expérience d’interviewer était assez intimidante au départ, la philosophie de la maison et de son créateur ont particulièrement bien résonné en moi. Je me suis depuis bien rattrapé en ajoutant à ma collection grandissante de bandes dessinées, des œuvres éditées par Cornélius !