Editions Abordo : la poésie, c’est autre chose

Au mot « rentrée », notre regard se tourne vers les écoles. Quid de la rentrée littéraire ?  Entre poésie contemporaine et écritures actuelles découvrez La maison d’éditions Abordo

Entretien avec Charles Dujour et Frédéric Paquet.

Les éditions Abordo ont vu le jour à Bordeaux, fin 2009, à l’initiative de Charles Dujour et Frédéric Paquet.  Tous deux amateurs de poésie, ils ont désiré prolonger une relation d’amitié par une relation de travail, avec ce premier constat commun : en poésie, on ne trouve pas toujours en librairie ce que l’on recherche. Aussi, pour essayer de remédier à cela, ils ont décidé d’éditer et de diffuser des écritures actuelles et de la poésie contemporaine. Très vite, Abordo a reçu le franc soutien de quelques libraires dont la politique est de défendre tous les écrits littéraires, y compris ceux qui ont le plus de mal à trouver leurs lecteurs.

En castillan phonétique, « abordo » signifie « à bord (embarquez !) », et ceci évoque une invitation au voyage. Abordo nous propose donc de monter à bord de leur esquif à la découverte de poésies nouvelles. Le jeu de mots que l’on pourrait trouver avec notre belle ville de Bordeaux est un heureux hasard. Bordeaux est bien leur ville de résidence, mais le nom de la maison d’édition n’en est pas inspiré. Le logo d’Abordo est d’ailleurs un jeune qui semble plonger vers l’inconnu, ou paraît être un danseur virevoltant, rebondissant, en mouvement à l’image des livres édités par la maison.

© Camille Galy

Quel est le fonctionnement d’une maison d’édition alternative ?

Abordo est valeureusement accompagnée de bénévoles qui ont un égal besoin de voir mis en lumière les auteurs de poésie actuelle. Et c’est tant mieux, car une maison d’édition qui ne publie que de la poésie, contemporaine qui plus est, ce n’est pas chose facile. Après avoir sélectionné des auteurs, il faut fabriquer des livres et leur trouver des lecteurs.

Aujourd’hui, les écritures poétiques contemporaines se vendent peu et, par conséquent, se trouvent trop peu présentes sur les étagères des librairies. La poésie actuelle étant de ce fait hors marché, Abordo profite de cet espace de « liberté » pour garder le cap d’une ligne éditoriale originale et singulière. Dès lors, malgré de légers moyens financiers mais armé de courage et s’appuyant sur la volonté d’affirmer l’acte poétique comme un lieu de réflexion et d’expression esthétique, Abordo  s’attache à produire des livres denses et beaux, privilégiant les écritures vivantes, ouvertes sur le monde.

Pour provoquer l’intérêt, Frédéric Paquet préconise « la présence, l’opiniâtreté et la pédagogie » ; il faut dédramatiser la poésie afin de ramener à elle un plus large public ; il faut l’expliquer aussi, même s’il est compliqué de la faire rentrer dans des cases précises.

Charles Dujour dit qu’au « siècle de l’étiquetage et de l’uniformisation », il semble plus rassurant de connaître sur quoi on pose les pieds, de savoir mettre des mots sur les choses. Ne serait-ce pas là le rôle du poète, de dire et de nommer les choses !? Et de rappeler que la poésie s’écrit au temps présent !

Photo : Frédéric Galy

Comment choisir des auteurs ?

La maison d’édition publie en petite quantité (trois à quatre livres par an), le choix est donc minutieux parmi plus de 300 tapuscrits reçus chaque année. Abordo n’est pas en recherche de la joliesse en premier lieu, mais plutôt de la sincérité des mots et des textes. Ce ne sont pas là les seuls critères : ce qui paraît nouveau, est aussi un atout.

La force de travail produit par l’auteur doit aussi être ressentie dans son texte, loin du cliché redondant disant que le poète serait seulement touché par une sorte de grâce divine, qu’il cracherait d’un jet sur la page blanche un texte parfait. Abordo aime sentir l’engagement et la réflexion du poète dans le processus poétique. En effet, l’art, abstrait ou non, n’est pas aléatoire, il requiert de l’effort dans le travail !

La maison d’édition pouvant encore se permettre une réelle proximité avec les auteurs, elle prend à cœur son rôle d’éditeur en guidant si nécessaire l’écrivain dans son labeur. Ce n’est pas dire ici comment écrire ou réécrire une œuvre déjà sélectionnée, mais y apporter le recul de l’œil extérieur, bienveillant et professionnel, celui qui voit les incohérences possibles ou les redondances inévitables.

Cet œil est aussi celui qui garde l’œuvre dans l’axe de la politique de qualité maison, dans l’ornière de la collection qui a été choisie pour tel ou tel texte.

Jusqu’à l’imprimerie, l’écrit sera vu et relu, corrigé, arrangé, construit, fabriqué pour finalement obtenir un livre marqué du logo « Abordo Éditions ».

Une des collections se nomme Quan Garona monta, ou Quand la Garonne Monte, en français, qui doit se comprendre comme l’expression « Quand la mer monte ». Cette dernière, bien qu’en format poche, est la série prestige de la maison, elle propose des auteurs, peu ou pas connus, ayant un parcours littéraire de qualité dans le récit ou la prose poétique.

Une autre , L’Appel du large, est destinée à l’écriture actuelle, compris aussi au sens premier du terme, puisqu’elle regroupe le premier livre publié de jeunes auteurs de poésie.

Une troisième, La Lanterne du passeur, est dédiée aux auteurs disparus, ayant eu de la renommée en leur temps, quelque peu oubliés aujourd’hui, mais dont la parole est toujours en résonance.

Et il y a bien entendu les hors collection, pour les écrits de poètes aguerris qui n’entrent pas dans le cadre de nos collections. On retrouve dans les titres de ces dernières et dans les ouvrages des bribes d’occitan. La maison d’édition a par exemple édité Las Papilhotas, du poète Jansemin mort à Agen en 1864. L’occitan est en quelque sortes remis au goût du jour et se mélange aux écrits contemporains.

De nos jours, quelle place pour la poésie ?

La poésie reste toujours compliquée à définir tant ses codes évoluent au fil des époques. Il est assez simple de l’expliquer quand il y a versification mais les règles établies sont bousculées par la prose qui prend la voie de nombreuses autres formes poétiques, et pousse le chemin jusqu’à l’abstraction !

Aujourd’hui en France, du classique jusqu’au contemporain, la poésie ne fait pas recette et personne quasiment n’en parle. Car « la poésie, c’est autre chose » comme le disait Eugène Guillevic, c’est la révélation d’une part d’inconnu. On n’en comprend pas facilement le sens dès la première lecture, elle demande un petit effort intellectuel au-delà des jolis mots qui forment parfois de belles phrases.

La poésie, qui en d’autres temps fut populaire, qui donnait le « La » à tous les moments de l’existence, à tous les éventements dans la cité, se voit maintenant confinée au domaine scolaire où elle est trop souvent ressentie de manière barbante par les écoliers. Par suite, pour la plupart d’entre nous, l’idée d’une lecture de poésie s’arrête au souvenir des quelques textes soporifiques étudiés jusqu’au collège ou au lycée. Elle ne peut plus être perçue comme une distraction voire une activité à part entière. Un livre de poésie ne se conçoit pas, ou peu, comme un plaisir par lequel on se délasserait le soir en rentrant du travail ou comme une distraction agréable lors d’un trajet en train qui s’éternise. Elle paraît inutile parce qu’incompréhensible, ennuyeuse.

Il ne faut pourtant pas de prédispositions particulières pour lire de la poésie, il suffit simplement d’y octroyer un peu de temps et de se laisser aller à la curiosité, à l’envie de nouveaux horizons parlants !

 

Charles Dujour et Frédéric Paquet ©Pierre Lansac

Des projets à venir et à ne pas manquer ?

Trois nouveaux livres sont à paraître d’ici à la fin de cette année 2018, et Abordo travaille à la mise en voix, sur une musique électronique, d’un texte du poète Carles Diaz « Sus la Talvèra », traduit du français à l’occitan par Joan-Peire Tardiu. Un livre-CD à paraître très prochainement qui sera ici l’occasion, on l’espère, de ramener à la poésie un public plus large, de donner de la matière à une expression toujours en mouvement.

Autre grand et beau projet en cours : une anthologie pour les 10 ans d’existence de la maison d’édition. Ce livre sera un recueil de textes inédits d’écrivains francophones qui auront planché sur le thème du passage, du déplacement, de l’impermanence au sens propre comme au sens figuré comme cela doit être en poésie.

Outre donc des concerts publics en prévision pour « Sus la Talvèra », la maison d’édition pense à des rencontres en direct dans les librairies, les bibliothèques, médiathèques ou autres lieux culturels. Il s’agira de lectures d’extraits des livres par les membres volontaires et passionnés d’Abordo. Aussi, si vous passez par là à ce moment-là, arrêtez-vous, écoutez ces lecteurs, puis voyez leurs beaux livres ! « Car tant que la poésie n’aura pas dit son dernier mot, notre combat pour elle ne s’arrêtera pas ! »