L’Attente, une édition.

C’est en parcourant les différents stands installés pour le Marché de Noël à Pola que je suis tombée sur l’établi magique.

Devant moi, d’innombrables livres de toutes les couleurs… J’en prends un, il s’intitule Mon Savoir et cela m’interpelle. Il a une couverture orangée par dessus laquelle un poisson bleu clair nage paisiblement dans son bocal. Le velouté de la couverture provoque une sensation de plaisir. J’ouvre l’ouvrage et plonge dans la connaissance. Je prends un autre livre en main, puis un autre, puis un autre. Et à chaque fois, Franck Pruja, directeur des Éditions de l’attente, me présente ma trouvaille avec une attention rare.

mon savoir©Éditions de l’Attente

Quelques semaines plus tard, je rencontre ce dernier, dans la jungle de l’happy hour place de la Victoire, pour qu’il me raconte l’ombre des éditions de l’Attente.

Franck, est-ce que tu peux me raconter l’histoire de la maison d’édition ?


Les deux premiers livres aux éditions de l’Attente paraissent en 1992, mais la toute première publication a lieu un an plus tôt, c’est une cassette audio de Françoise Valéry (coéditrice depuis le début de l’aventure). On n’a pas vraiment de statut, seulement un nom, un peu comme un groupe de rock. Il s’agit donc au départ de nos propres publications, réalisées de manière très confidentielle et artisanale, reliées à la main. Nous avons tous les deux un cursus plutôt artistique, dans lequel nous avions suivi des ateliers d’écriture, rencontré éditeurs, poètes, écrivains. Ces rencontres nous ont donné l’envie de faire des livres. Cela fait d’ailleurs référence au titre d’un ouvrage de mémoire philosophique de Mario Merz, un artiste de l’Arte Povera : Je veux faire un livre tout de suite. C’est vraiment un livre à part, un livre d’écriture, qui nous a donné envie de faire, mais d’abord pour nous. Et puis petit à petit, on commence à aménager des stands, à montrer nos livres, à les échanger et à les vendre… On a une cagnotte à cette époque, qui nous permet d’imprimer et de diffuser un livre, et quand on parvient à rembourser notre mise de départ, on en fait un autre. On commence à rencontrer notre lectorat. Puis on décide d’ouvrir l’accueil à de nouveaux manuscrits, et à accompagner d’autres projets d’artistes contemporains. On réussit à éditer un livre par an à cette époque, et c’est déjà beaucoup! La vie allant, on commence tous les deux à travailler, Françoise dans une galerie d’art contemporain, moi dans le domaine de la reprographie et de l’impression. Comme on n’a plus beaucoup de temps pour se consacrer aux éditions, j’ai l’idée de créer la collection Week-end, le pari de réaliser la maquette d’un texte court dans le week-end pour une impression dans la semaine, et toc, en 15 jours, on fait un livre!

Dans cette dynamique et fraîcheur de création, certaines librairies en France commencent à nous réserver des vitrines, les manuscrits affluent et en 4 ans et demi, on arrive à 50 titres.

C’est pour nous le moment de passer à une autre étape par la création d’autres formats, ouverts à des textes un peu plus longs. On est structurés en association depuis 1998 mais économiquement c’est ce bond dans la production qui nous permet un vrai début de commercialisation du livre, avec un rythme soutenu de 10 à 15 livres par an.

Au moment où, identifiés comme défricheurs-éditeurs de poésie, on reçoit des manuscrits d’auteurs présents dans notre propre bibliothèque et qu’on rêve de publier, là ça devient magique.

Grâce au soutien du Centre National du Livre à partir de 2009, on réussit à augmenter le tirage sur certains titres, jusqu’à être présents dans de grandes librairies parisiennes et partout en France. Toujours en auto-diffusion et auto-distribution, et avec le reversement d’un pourcentage du prix du livre aux auteurs. Le Conseil Régional et la DRAC, intéressés par notre fonctionnement atypique et sensibles à notre engagement, nous proposent fin 2010 un soutien, nous permettant une approche plus professionnelle dans notre travail. On dispose ainsi de nouveaux moyens pour éditer et communiquer, on met en place un véritable programme éditorial et on sort un catalogue. Aujourd’hui, ce catalogue compte environ 160 titres et le Conseil Régional nous soutient chaque année.

En 2012 on confie à un vrai imprimeur toute la fabrication et à notre ami graphiste Jim Girard, la tâche de refaire notre charte graphique, déclinée par format/collection et plutôt incisive et depuis, on nous repère beaucoup mieux en librairie!

attente3©Éditions de l’Attente

Pourquoi ce nom? Qu’est-ce qu’on attend?

C’est justement le côté inverse que l’on met en avant, le côté attentif et dynamique. D’où notre logo, la chaise à bras, qui est un symbole universel pour l’écrivain. Il y a également un côté contemplatif, l’idée d’une vue sur le monde assez ouverte, disponible. On essaie de proposer un panoramique de ce qui se fait en création littéraire, avec une sensibilité à toutes les pratiques d’écriture d’aujourd’hui, notamment les formes hybrides (poétique-théâtre-critique-essai-récit-philo-plan-liste-dessin… dans toutes sortes de combinaisons). On explore des domaines comme le quotidien, avec Rémi Checchetto, qui nous confie des écrits sur l’apéro, la confiture, le p’tit déj… C’est aussi l’occasion de promouvoir des pratiques artistiques avec Performances éthologiques de font, de Laurence de la Fuente, qui écrit et met en scène, et des dessins de Bruno Lahontàa, qui est plasticien et scénographe. Ce livre d’animaleries est le fruit de la rencontre de leurs deux univers. Avec une préface de Arnaud Labelle-Rojoux, lui-même artiste, essayiste et historien de la performance!

Dans tes publications, je ressens une sorte de déplacement du sensible, j’ai l’impression qu’on prend le temps de regarder ce qui d’habitude semble plutôt insignifiant.

Oui, ce n’est pas général sur le catalogue, mais il est vrai qu’on a beaucoup de textes qui fonctionnent par couches de sens, légèrement grattées, à la manière d’une pellicule de cinéma, du 35 mm où tu enlèverais des petites couches de gélatine pour révéler les couleurs dessous… On a d’ailleurs des auteurs très sensibles au cinéma, c’est le cas de Sandra Moussenpès, qui crée une sorte de personnage flouté avec une langue empreinte de cinéma et de photographie, et de Cécile Mainardi avec ses postures performatives. Quand tu lis ce genre d’auteur, ça apparaît tout de suite, c’est l’écrivant-acteur qui te parle. Et ça donne des choses très étonnantes!

Les écritures actuelles ne fonctionnent plus par métaphores et images identifiables tout de suite, c’est vraiment en grattant le sens que l’on réussit à faire émerger autre chose, à révéler une impression. C’est là où je crois que le lectorat n’est pas encore tout à fait habitué, d’où la surprise, quand on ouvre un livre des Éditions de l’Attente.

attente8©Éditions de l’Attente

Quels sont pour toi les enjeux de l’accompagnement des écritures contemporaines?

C’est avant tout de breaker les idées reçues et surtout celle qui consiste à croire qu’un écrivain, un poète, a une inspiration qui naîtrait d’une lumière plutôt sacrée… et qu’il serait intouchable! On a parfois tendance à mettre l’écriture sur un piédestal. Or il s’agit vraiment de faciliter l’accès aux textes contemporains et d’avoir de nouveaux lecteurs qui pourraient lire aussi « ça », en plus de la littérature de forme plus classique des romans, polars, etc. C’est d’arriver à une pluralité de lecteurs et de lectures.

Dans la transmission de ces écritures d’aujourd’hui, beaucoup d’auteurs vivent d’ateliers, notamment en milieu scolaire. On a donc l’occasion d’envoyer les ouvrages d’auteurs que les élèves n’ont absolument pas l’habitude de lire. L’auteur vivant (oui, oui!) vient parler de son travail et les élèves, pour certains, osent réaliser leur envie d’écrire. C’est pour eux une liberté d’expression, mais la lecture leur apporte aussi une liberté d’impression. Ça c’est très important, parce que ce n’est pas formaté, c’est une porte qui mène en dehors des sentiers battus.

J’aimerais aussi parler de l’oralité, avec des auteurs comme Eric Pessan, qui fait parler des personnages autrement que ce que l’on a l’habitude de lire en théâtre. Il s’agit en réalité de voix plutôt que de personnages. Le livre polyphonique peut donc être une autre entrée parmi les styles.

Un exemple d’auteur qui pour toi explore, aventure, trifouille la langue de manière significative?

Là tout de suite je pense à Jérôme Game. Je l’ai découvert en lecture publique sur un festival et c’est un auteur qui m’a beaucoup surpris. Il arrive à aspirer des syllabes en lisant. On ne comprends pas forcément tout ce qu’il dit, mais ça lui donne une dynamique extraordinaire. Dans son livre Flip-Book, il tricote ensemble des plans séquences de cinéma jusqu’à obtenir un plan entier. On reconnait, si on est assez cinéphile, les scènes; ça va de Lynch, à Kurosawa ou Cassavettes… On a l’idée d’une image qui défile, à la manière d’un flip-book classique, mais là, c’est du texte, et on a glissé dans le livre l’enregistrement audio de Jérôme sur un CD inclus.

attente3©Éditions de l’Attente

Et sinon, il y a quoi dans ton p’tit déj?

J’ai eu plusieurs p’tits déj successifs, avec une période sucrée-salée, il y a du Rooibos, c’est à dire du thé rouge, du tilleul, de la verveine, bio de préférence.

Je prends aussi du pain de Kamut, c’est une farine ancienne avec très peu de gluten et puis des confitures bio (fabriquées maison!). J’ai ramené des groseilles et des framboises d’Alsace cet été, on en a fait deux pots de confitures qu’on met sur nos tartines!

Et puis, et puis, et puis, il y a Confiotes! (70 variations sur la confiture de Rémi Checchetto).

Toi tu écris?

J’ai écrit beaucoup (et sous pas mal de pseudos) mais par souci éthique en tant que directeur éditorial, je préfère faire la part des choses et ne pas me publier.

J’écris sur les auteurs toujours avec plaisir, pour des revues ou des dossiers.

Être auteur, c’est véritablement un métier. Je le vois dans le parcours de certains auteurs que l’on a accompagnés depuis le début. C’est un travail d’acharnement, c’est énormément d’attention, de méthode. Beaucoup de lectures, de musique… C’est baigner dans un univers qu’ils se créent. C’est aussi des heures de brouillon, pour à l’arrivée produire 120 pages.

C’est tout de même un challenge de tous les jours, peut-être même un milieu un peu ingrat. Au bout d’un moment, la reconnaissance est nécessaire, le fait de pouvoir en vivre aussi. La production est énorme et pour faire sa place, il faut s’accrocher.

C’est le lectorat qui est important pour un écrivain. Combien d’auteurs obtiennent des prix pour des livres presque aussitôt oubliés. Et puis, la présence d’un nouveau livre en librairie est de plus en plus courte, souvent trop courte pour rencontrer même un succès modeste.

attente2© Photographie à la chambre de Mélanie Gribinski
Série « Paroles d’éditeurs », 2011

Les prochains évènements des Éditions?

On fait prochainement venir un auteur de Los Angeles, Guy Bennett, en duo avec son traducteur Frédéric Forte autour du très hilarant Poèmes évidents. En février ils seront le 18 au Comptoir des Mots (Paris Xème), le 19 à la Machine à Lire à Bordeaux et interviendront le 20 avec l’association Double change, qui crée des liens entre des poètes américains et français, à la fondation des États-Unis (Paris XIVème).  Franck Smith sera à Montévidéo le 10 février à la Friche de la Belle de Mai (Marseille), pour une lecture-performance de Katrina, dans la collection “Propos Poche”, avec une création sonore originale de Gilles Mardirossian.  Le 18 février à 19h, Sophie Bourel lira Mer et Brouillard d’Etel Adnan (collection Philox), à la bibliothèque Marguerite Audoux (Parix IIIème). On peut aussi retrouver tous ces évènements sur notre page facebook et tous les livres et les auteurs sur notre site internet www.editionsdelattente.com

Et si tu me parlais de l’odeur de tes livres?

Quand on reçoit le livre de chez l’imprimeur, la première chose que je fais c’est le sentir, je sens la colle, les reliures… Notre ancien appartement dans le quartier Sainte-Croix était situé au dessus d’une imprimerie, qui nous réveillait tous les matins avec les bruits des presses et l’odeur de l’encre. Puis on est arrivés tout près de la Victoire, au premier étage d’une librairie! Il y a quelque chose qui nous suit… Quant à l’odeur, ça dépend bien sûr de l’encre, du papier… mais je dirais que ça fait ressurgir des souvenirs d’enfance, l’odeur de la colle des albums Panini, des autocollants de footballeurs et sportifs que je collais. Je n’ai pas eu beaucoup de livres à la maison, c’est d’ailleurs peut-être cela qui m’a fait tomber là-dedans!

Un poème?

La nuit je mens, de Bashung!

attente 1©Éditions de l’Attente