Franck Manzoni, la passion de la transmission

Franck Manzoni est comédien, metteur en scène et Directeur  pédagogique de l’Estba. Il évoque avec Happe:n son travail de formation des jeunes acteurs.

Il est formé à l’École Jacques Lecoq, au Cours de Saskia Cohen-Tanugi, à l’École du Théâtre National de Chaillot et au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Il devient assistant à la mise en scène de Catherine Marnas, puis metteur en scène. C’est ensemble qu’ils mettent en place le projet d’égalité des chances, en tant que Directrice de l’Estba et Directeur de la pédagogie.

Le projet « Égalité des chances » a pour ambition d’aider de jeunes gens ne bénéficiant pas d’un environnement incitatif ni de moyens financiers suffisants, à travailler et développer leur talent en vue de préparer les concours d’entrée aux écoles supérieures d’art dramatiques.

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Pouvez-vous nous parler du projet « égalité des chances » qui commence à la rentrée 2018 ?

Alors le projet d’égalité des chances est né suite au dernier concours, nous avons eu plus de 460 candidats, un concours très hétérogène, avec des provenances très diverses et des niveaux très élevés, beaucoup plus que les années précédentes. Nous ne prenons que 14 personnes, il y a un premier tour avec 2 scènes, une moderne, une classique, et un parcours libre, et un 2ème tour où nous prenons 36 jeunes gens avec lesquels nous restons une semaine à travailler, pour finir par faire une sélection.

Il y a 2 choses qui se sont déroulées en même temps en fait, il y a eu cela et il y a eu les attentats et le marasme politique dans lequel nous étions à l’époque, il m’a semblé que cela faisait partie de nos responsabilités de s’interroger sur ce qu’était le lien social, mais aussi sur l’idée de communauté, et il m’a semblé que dans notre dernier concours, il y avait une partie de la population qui n’était pas du tout représentée, une population qui n’a pas accès aux informations, qui ne cherche pas non plus à s’informer là dessus et qui considère souvent à priori que de toute façon ce monde là n’est pas pour eux… Avec une forme d’indifférence, mais que l’on retrouve aussi dans les institutions. Des jeunes gens qui ont peu de formation, mais du talent.

Alors il est vrai qu’en se lançant dans cette aventure, nous nous sommes demandés comment nous allions toucher tous ces gens… Et grâce à nos rencontres et à toute cette communication, nous avons aujourd’hui 60 dossiers à l’inscription pour participer à nos stages, ce qui est largement au dessus de nos espérances.

Être pédagogue n’est-il pas finalement être metteur en scène ? Les deux métiers peuvent-ils être étroitement liés ?

Alors je dirais plus que c’est être scénographe, paradoxalement. Être Directeur pédagogique, c’est créer un espace en fait, créer un espace de travail, définir des frontières et des parcours. C’est définir le chemin pour aller à un endroit, c’est être ici, et vouloir qu’à la fin de l’année nous soyons là. C’est aussi se demander comment je vais créer un espace pour que les élèves aient un endroit pour s’y retrouver. Ce sont des touches de couleurs, d’un intervenant à un autre.

Actuellement, les étudiants travaillent avec Jean Boileau sur Jean Genet, après nous « voyagerons » à Madrid avec Caldèron pour « La Vie Est Un Songe », ensuite ce sera Jean-Yves Ruf sur la notion d’acteur-créateur, c’est petit à petit fonder un environnement qui devient la signature d’une école, mais qui devient également l’endroit où l’on souhaite emmener ces jeunes gens.

Je suis quand même hésitant avec cette notion de metteur en scène, parce que j’ai plutôt l’impression que l’on essaie de les emmener à se révéler à eux-même, par eux-même. Il y a vraiment une sorte d’alchimie qui doit se créer entre ce que nous leur apportons et ce de quoi ils sont fait… C’est avec ces mélanges qu’ils se découvrent à eux même. C’est un peu compliqué, en tant que metteur en scène, mais également en tant que pédagogue. J’étais leur enseignant sur Koltès en 1ère année, il y a vraiment cette notion d’œillères dans laquelle ces jeunes gens s’interdisent beaucoup de choses, alors qu’ils sont censés être des créateurs. Il faut commencer par décloisonner tout cela, dans notre école, nous les considérons comme des artistes, nous leur donnons des outils afin qu’ils révèlent leurs esthétismes et leurs envies, mais il y a quelque chose pour laquelle ils doivent évoluer seuls et avoir leurs propres réflexions.

Dirigez-vous vos étudiants de la même manière que les professionnels avec qui vous travaillez ? Avez-vous la même approche du texte ?

Oui presque, mais ça dépend, parce que je suis aussi intervenant sur l’atelier amateur, j’interviens également avec des gens beaucoup plus jeunes.

Avec la classe égalité cela risque d’être encore très différent, ça dépend du public avec qui je travaille, mais avec de jeunes comédiens qui sont dans une école supérieure, je suis aussi intransigeant et aussi fouillis qu’un metteur en scène, ou que si je faisais de la mise en scène. Il me semble que le principe d’un metteur en scène, c’est de se mettre en danger sans savoir ce qu’il va faire, c’est de plonger, et pour moi c’est ça être créateur, et c’est aussi ça la rencontre avec les étudiants.

Alors on découvre ensemble Koltès. Evidemment, moi j’ai des outils qui sont liés à ma formation, et au fait que j’ai un peu de bouteille, mais ce ne sont que des outils, s’ils ne sont pas au service d’une tentative de créativité, ce n’est plus aussi intéressant finalement. C’est aussi leur mettre tout cela en main… Une notion de liberté, parce que le savoir-faire c’est bien, mais ne pas perdre à l’esprit que c’est pour faire quelque chose, et quelque chose qui soit créateur.

Je ne me base pas sur l’originalité à tout prix, mais avoir un sens du rythme, de l’esthétisme, toutes ces notions qui finalement ne sont pas si évidentes que cela à gérer. Cela nous semble évident quand on voit un bon spectacle et cela nous le semble beaucoup moins quand nous voyons un mauvais spectacle. C’est ce que ces jeunes gens là doivent apprendre, cette sorte de musicalité là.

Bien sur, ce n’est pas comme une partition de musique, vous jouez plus ou moins fort, plus ou moins bien, mais vous jouez une partition qui existe quand même. Au théâtre aujourd’hui avec en plus les écritures de plateaux, nous sommes dans une réponse qui est très large. Cela les aide a avoir un œil artisan sur ce qu’ils regardent, et moins un œil critique que les jeunes gens ont souvent lorsqu’ils sortent de leurs univers.

© Antoine Delage -Stage improvisation Richard Perret

Il y a parfois une absence de dialogue entre mise en scène, costumes et scénographie, comme des actes manqués entre ces différents métiers, comme à l’inverse des accords sublimes. Sensibilisez-vous vos étudiants à cela ?

Alors nous y sommes attentifs effectivement, de par les rencontres avec les équipes artistiques et les différents spectacles qu’ils voient, mais ce n’est pas assez présent dans notre cursus pour l’instant.

C’est la première promotion avec laquelle je travaille, j’ai une obsession du jeu de l’acteur, de la rencontre avec de jeunes metteurs en scène et des metteurs en scène plus confirmés, alors du coup pour l’instant, faire des modules sur la scénographie, sur le costume, sur le son, la lumière, etc. manque un peu, il y en aura plus l’année prochaine, j’y serai plus attentif. Mais cela se fait quand même, peut être pas de façon officielle, mais par exemple, en ce moment – cette saison – ils ont des cartes blanches où les étudiants travaillent avec les Beaux Arts, donc des jeunes gens qui bossent sur le son, la scénographie, la lumière, etc.

Finalement un peu une introduction à ce qui s’organisera plus tard. Nous y sommes donc attentifs, mais notre cursus est assez impressionnant, avec plus de 1600 heures par an, alors qu’une école normale fait 1200 heures, c’est compliqué aujourd’hui de rajouter des choses. Les étudiants saturent et nous ressentons ces symptômes là de temps en temps.

Nous n’enseignons que le jeu d’acteur, mais le jeune comédien est obligé de s’interroger sur ces différents métiers pour créer ses propres outils, de créer son propre travail, et ce qui se passe avec le groupe OS’O issu de la première promo de l’Estba, qui s’est fondé en collectif et qui aujourd’hui créent eux-même leur propre travail.

Pour cela, ils sont obligés d’être metteur en scène, scénographe, ingénieur lumière, ou ingénieur son sur leurs premières créations, il sont obligés de s’interroger sur une globalité et à mon avis, l’acteur mercenaire est une époque un peu révolu, en tout cas pour quelques temps…

Comment choisissez-vous les textes que vous voulez travailler avec vos étudiants ? Par thèmes ? En rapport avec des émotions ? Une actualité ?

Alors mon travail est évolutif, c’est-à-dire que la première année se compose de textes et d’auteurs coriaces comme Sophocle, Tchekhov, Racine, Beckett en anglais…

Une de mes enseignantes m’avait dit : « si tu es capable de faire une scène de Racine, de jouer un personnage de Racine, le reste tu verras est nettement moins compliqué, tu peux aimer ou pas Marivaux mais si tu es capable de jouer du Marivaux, faire une série de télé va te paraître extrêmement simple », et je suis un peu sur ces notions là.

Dernièrement, les étudiants ont traversé 5 semaines de Racine avec Claude Degliame, ce qui implique une mise en œuvre, des moteurs du jeu de l’acteur qui sont phénoménaux et cela aiguise les instruments de manière extrêmement forte, ils ont également fait un stage sur Tchekhov avec Catherine Marnas, et les implications du corps et de l’esprit sont tout aussi fortes.

Après cela, nous pouvons ouvrir les champs sur l’écriture de plateaux, mais aussi sur les écrivains contemporains, c’est comme si nous leurs apprenions les bases de l’artisanat pour ensuite les développer.

Nous travaillons aussi sur l’idée de passerelle, notamment avec Solenn Denis, où les étudiants commencent à écrire une pièce avec elle en 1ère année et ils la créent en 3ème année.

Nous avons également un projet avec la Cimade qui s’occupe des migrants à Bordeaux, et on crée un spectacle sur 3 ans en 3ème année sur cette thématique, donc les étudiants ont des stages théoriques sur du court terme, mais ils ont aussi des stages dans la longueur, dans la profondeur des textes et des différentes réflexions que tout cela peut amener. L’idée étant de ne pas se protéger dans les murs d’une école très confortable.

© Antoine Delage -Stage improvisation Richard Perret

Concernant le projet « égalités des chances », Catherine Marnas et Franck Manzoni ont demandé des aides du Fond Social Européen. ils ont aussi travaillé avec les services de la Région, la Mairie, le Rectorat, les Centres Sociaux. Des aides précieuses aussi comme l’association « nos rêves Prod », une structure développée par Daouda Diakhate,  dont une partie de l’action consiste à sillonner les quartiers et banlieues bordelaises, à la rencontre des habitants, mais aussi de jeunes graines d’acteurs en devenir.

Le projet débutera en 2018 avec la mise en place de deux stages d’immersion de dix jours en école supérieure d’art dramatique, pour aboutir à l’ouverture d’une classe préparatoire d’accompagnement à la préparation des concours tout au long d’une année en septembre 2019.

Souhaitons-leur belle route.