La Mauvaise Réputation

Cela fait maintenant plus de dix ans que La Mauvaise Réputation est installée au 19, rue des Argentiers. Plus de dix ans que Franck et Rodolphe proposent aux curieux une librairie exigeante associée à une galerie atypique. À l’occasion de leur agrandissement (la galerie déménage au numéro 10 de la rue), Happe:n fait le point sur l’aventure avec Rodolphe et s’interroge sur la raison de leur réussite.

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Gare au gorille

Lorsque j’arrive à la librairie, Rodolphe est derrière le comptoir et Franck s’affaire à décrocher la dernière expo en date. C’est à peu près comme ça que ça fonctionne ici, Rodolphe partage son temps entre la librairie et le dessin de presse (chez Sud-Ouest sous le pseudo de Urbs) et Franck et sa compagne* gèrent les expos. «Franck est plus carré, c’est déjà compliqué pour moi d’ouvrir un carton au cutter. Mais le choix des expos se fait à trois. Florence propose et on décide collectivement. Comme je passe de plus en plus de temps à dessiner, je m’implique un peu moins qu’avant

On sent la gouaille dans le ton de Franck, on sent le lettré du comptoir. Pas vraiment l’enfant du sérail, pas  le genre de gosse qui passait ses récrés à lire la Comtesse de Ségur parce qu’il avait la trouille de se faire casser la gueule. Il m’explique que la librairie s’est créée sur un constat : les grandes enseignes ne proposaient pas ce qu’ils cherchaient.  «J’ai rencontré Franck par l’intermédiaire de sa femme. A l’époque j’avais repris mes études, j’étais ouvrier avant. Je commençais à peine à être édité en tant que dessinateur de presse et c’est vrai que je ne voulais plus rester à l’usine. Je me retrouve donc à faire l’IUT métiers du livre ici et à avoir envie de monter une librairie différente de ce qu’il y avait ailleurs. Je rencontre Franck que ça intéresse aussi, il en a marre de son boulot et il cherche à changer. On se retrouve à monter La Mauvaise Réputation en 2002, principalement avec nos sous. L’idée à la base est simple, c’est que moi en librairie je m’emmerdais. J’aimais beaucoup les librairies mais je n’y trouvais pas mon compte. Et il se trouve que beaucoup de gens n’y trouvaient pas ce qu’ils voulaient non plus

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Les trompettes de la renommée

Pas vraiment un projet militant donc, «le militantisme ça me gonfle plus que tout», mais surtout l’envie de mettre en valeur une culture populaire encore sous-représentée, le polar, le bizarre, le pas encore LGBT, l’érotico-porno, l’art brut. «En 2000, il n’y avait quasiment rien sur le tatouage en France par exemple. Je ne parle pas des livres étrangers. Des livres sur les modifications corporelles il n’y en avait qu’un : Changer le corps de Stéphanie Heuze, qui fait encore référence maintenant. On était les premiers à avoir un rayon sur le graff aussi

Sauf qu’aujourd’hui, toute cette littérature sulfureuse se retrouve propulsée en couverture de magazines à gros tirages. «C’est vrai oui, tout cela a explosé depuis notre installation. Le graffiti, tout le monde en a, tout le monde aime. Le musée du quai Branly expose du tatouage. Les cabinets de curiosités sont adulés.» Et la Mauvaise Réputation de se voir qualifiée de repère de l’intelligentsia… «Oui, sauf que l’intelligentsia continue d’aller chez Mollat ! Mais c’est vrai que lorsqu’un client débarque en te disant qu’il a entendu parler de la librairie à Télématin, tu te dis vraiment qu’il se passe un truc étonnant

Est-ce finalement pour cette raison qu’ils sont toujours là ? Grâce au fait que l’underground soit devenu mainstream ? «Je n’en ai aucune idée. Mais je pense qu’il y a beaucoup de paramètres à faire entrer en ligne de compte. Déjà le fait que les grandes enseignes ne proposent plus rien. Pas de choix des libraires. On reste dans une idée de supermarché de la culture dont Virgin était l’exemple parfait. Cela ne peut marcher qu’en périphérie des villes, pas dans le centre. Et puis on s’inscrit quand même dans la tradition de la librairie indépendante française.»

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Mourir pour des idées

La Mauvaise Réputation, une librairie traditionnelle. Voilà une formule que je n’attendais pas et qui a pourtant le mérite de remettre les choses en place. Il est facile aujourd’hui d’oublier ce qui fait l’essence même d’une librairie indépendante, il n’y a qu’à observer la pléthore de boutiques qui se montent un peu partout en France et qui se contentent de présenter un large panel de livres déjà vus partout en proposant en sus quelques cookies maison pour rendre le lieu chaleureux. Être libraire c’est faire des choix, et faire des choix exigeants c’est respecter son client.

Dans ce cadre là, comment envisager l’actualité littéraire ? «Défendre une culture populaire va de pair avec le fait de conserver une mise en rayon de livres populaires, de livres issus de la rentrée littéraire par exemple. Tu ne peux pas te revendiquer librairie indépendante traditionnelle et ne pas proposer les livres dont on parle. Je ne veux pas être de ceux qui veulent bien mourir pour le peuple mais surtout pas vivre avec. Le snobisme de défendre la culture populaire quand tu n’y es pas c’est très loin de nous. On s’oblige à tenir une librairie, on veut pas mourir en martyrs snobs. Et puis il y a une différence entre mettre une pile (c’est à dire promouvoir) et commander. J’ai commandé le livre de Trierweiler pour un client, pas de problème. De là à en mettre une pile faut pas déconner. Les livres qu’on choisit ne sont pas sélectionnés pour l’argent qu’ils sont censés nous apporter. Par exemple, il nous est impossible d’imaginer faire du fric avec un fait divers.»

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Les oiseaux de passage

Lorsque j’évoque avec Rodolphe son rapport à la ville, il me propose une analyse sociologique originale : «Il y a toujours eu deux cultures à Bordeaux, deux cultures parallèles qui ne se croisent pas. Une culture très bourgeoise et une culture populaire assez alternative. Il faut dire qu’à Bordeaux, il y a des caves partout, donc la vie underground a toujours été là. Parce que tout se fait dans les caves. C’est un journaliste qui m’a donné un jour cette explication et c’est pas con, il a raison. S’il y a eu autant de groupes de rock à Bordeaux c’est parce qu’il y a plein de caves.» Le commerce du vin, facteur d’émergence d’une culture alternative. Il y aurait sûrement une thèse à faire la dessus…

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Est-ce qu’il imagine que cette réussite aurait pu avoir lieu ailleurs ? «Je ne sais pas, mais j’imagine que ce serait plus difficile à St-Etienne. Bordeaux est tout de même la ville qui porte la plus grande librairie indépendante de France. La vie culturelle y est importante. On a la chance d’y croiser beaucoup d’auteurs, les gens peuvent se rencontrer. Et puis les populations changent beaucoup, le turn-over est constant. Et ça pour une librairie c’est extraordinaire parce que tu gardes tes fidèles et tu t’en crées de nouveaux. Du moins je l’espère !»

Conserver sa clientèle et la développer grâce aux gens de passages est un pari délicat et c’est peut-être ce qui fait l’identité de La Mauvaise Réputation. L’association d’une librairie de quartier, proche de ses clients et d’un goût pour l’étrange et le hors norme. Une curiosité intacte qui provoque la découverte mais qui ne néglige pas pour autant les lectures populaires. Ce positionnement leur a permis de perdurer pendant plus de 10 ans, on espère qu’ils sont encore là pour longtemps.

* Florence Beaugier, commissaire d’expo

Le site de la librairie : ici

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Photos : Pierre Lansac – Happe:n