Festival di Spoleto /ph.MLAntonelli

La Scortecata, L’art de vieillir

Programmé au FAB, un conte napolitain traditionnel aux réflexions modernes, entre refus de la vieillesse, pouvoirs de la fable, et splendeurs et misères du théâtre…

Samedi 17 octobre, dernier jour du FAB, dernière représentation de La Scortecata par Emma Dante, dans une salle bien remplie du TnBA… Une joie d’autant plus ressentie à l’heure où j’écris, confinée, car je ne savais pas alors que c’était la dernière fois que j’allais au théâtre avant (encore) un long moment…

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Emma Dante, comédienne, metteuse en scène et auteure sicilienne, connue notamment pour ses mises en scène de Verso Medea (2012) et de Macbeth (2017),  a choisi d’adapter, pour sa nouvelle création, un conte du XVIIe siècle du poète napolitain Giambattista Basile, « Les Deux Vieilles », extrait de son recueil Le Pentamerone. Pour l’adaptation, elle a modifié le titre en « La Scortecata », « l’écorchée » en napolitain. Quant aux deux sœurs, elles sont jouées par deux comédiens, Salvatore D’Onofrio (Rusinella) et Carmine Maringola (Carolina), en clin d’œil aux traditions du théâtre du XVIIIe siècle, où les hommes jouaient les rôles de femmes.

C’est une histoire de tromperie, d’apparences et de désillusion. Un roi est séduit par la voix d’une femme, qu’il imagine jeune et belle. Il veut la poursuivre mais elle se réfugie chez elle – un taudis. Le roi s’y rend à nouveau le soir même, mais la prétendue jeune fille ne laisse passer qu’un doigt reluisant à travers la serrure. Derrière la porte, se cache en fait une femme quasi centenaire qui vit avec sa sœur du même âge. La courtisée demande à sa sœur de l’aider à se préparer pour la nuit qu’elle doit passer avec le roi…

Rappelant à certains égards la commedia dell’arte (le thème, le décor rudimentaire facilement transportable, entre autres), alliant avec justesse le grotesque – par le napolitain, langue plutôt orale se prêtant au jeu de la trivialité – et le sublime – par de belles envolées lyriques notamment –, la mise en scène d’Emma Dante séduit autant par le rire que par la gravité de son propos. Une heure pendant laquelle les comédiens nous invitent joyeusement dans leur théâtre, avant de nous laisser pensif.ve.s dans un final aux notes sinistres…

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Une mise en scène des corps pour une réflexion sur le désir et la vieillesse

Des corps, il en est question constamment dans la pièce. Ne serait-ce que les corps des comédiens, qui jouent autant que les mots, et même avant eux parfois (la scène d’exposition est silencieuse, les deux comédiens astiquant leur doigt dans leur bouche). Ces corps, seulement habillés de guenilles comme des métaphores de la vieillesse, se tordent, s’affaissent, s’abîment et sont douloureux. Par là même, ils suscitent le rire, dans un comique de répétition de gestes et d’exagération de la souffrance. Cela dit, ils sont aussi, pour nous spectateur.rice.s, objets d’admiration : le duo de comédiens interprète tous les rôles de la pièce, allant des vieilles sœurs au roi, en passant par la fée et la transformation en jeune fille. Un corps peut véritablement tout incarner, adopter une allure princière alors qu’il n’était que courbures et douleurs la minute d’avant.

Le corps est aussi sujet d’un discours allant jusqu’au plus trivial, au plus bas. Il est le centre d’intérêt des deux sœurs, celles-ci n’hésitant pas à se traiter de tous les noms dans un napolitain parfois cru et agressif : c’est à celle qui sera la moins laide, la moins vieille, la plus séduisante, qui aura le doigt le plus reluisant. Ce dernier devient alors métaphore de la sacralisation des apparences, que l’on désire sans cesse travailler – jusqu’à s’en faire mal – pour espérer séduire. Un doigt immaculé passé à travers la serrure de la porte suffit à éveiller le désir du roi, autant que son imagination, qui dessine alors les contours du corps auquel appartient ce doigt. Un cercle vicieux et voué à l’échec s’enclenche : si la vieille femme au doigt de jeune fille veut répondre à la demande du roi de le rejoindre au château le soir même, elle doit maquiller, déguiser, ou cacher ce corps ridé qui la trahirait. Peine perdue bien sûr… A l’inverse, le désir illusionné du roi, seulement motivé par un bout de chair, ne peut qu’être déçu dans ses attentes.

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Le corps s’apparente donc à un sujet objectivé, dans le sens où il raconte autant qu’il est usé. Il dit le passage indéniable du temps, autant qu’il montre, par ses transformations multiples au cours de la pièce, la recherche effrénée de la beauté immortelle, motivée par des diktats – venant du pouvoir ici, en l’occurrence.

Entre mise en abyme du théâtre et (dés)illusions

Les deux comédiens évoluent dans un décor minimaliste : deux chaises, une porte pour délimiter la maison de Carolina et Rusinella, le palais en miniature posé comme un jouet une table, trônant, malgré sa taille ridicule, au centre de la scène, matérialisant l’objet de désir des deux sœurs. Le décor s’expose constamment, et rien n’est caché des changements. L’’illusion théâtrale est alors totalement brisée : ce qui compte, c’est de rire des difficultés des deux vieilles à relever la porte pour figurer les limites de leur « maison », de révéler les transitions de costumes d’un personnage à l’autre, d’installer une connivence avec le public, invité à entrer dans la fabrique du jeu. Ce dévoilement, voire cet anéantissement, des apparences théâtrales viendrait contrebalancer celles du corps que l’on s’emploie à soigner : même le théâtre, pourtant lieu de l’illusion par excellence, peut aussi montrer ses failles et mettre au jour ses combines… Alors pourquoi pas nos corps ?

Surtout, on imagine que les deux sœurs construisent peut-être sans arrêt la même fable : elles semblent connaître chaque rôle à interpréter puisqu’elles se les échangent sans effort, et malgré toutes leurs tentatives pour maintenir l’illusion aussi longtemps que possible, elles paraissent savoir l’issue décevante de leur supercherie auprès du roi. Elles sont alors condamnées à l’enfermement à vie dans leur taudis et dans leur âge qui n’en finit pas de vieillir, comme le suggère l’éclairage dans les derniers instants de la pièce : au sol, est projeté un quadrillage symbolisant des barreaux de cellule. Cela dit, peut-être y trouveraient-elles aussi une forme d’immortalité quelque part…

Seulement, le scénario bascule – invention d’Emma Dante –  lorsque la « préférée » du roi avoue en avoir assez de construire des fables, auxquelles elle ne croit plus. Elle demande à sa sœur de lui faire une entaille dans la poitrine (le titre prend alors tout son sens) pour que, de sa peau vieille et flétrie, surgisse une peau neuve et belle. Belle métaphore qui rappellerait peut-être l’autre « entaille » qu’était la serrure dans la porte, celle qui permettait le passage de la laideur à la beauté. Seulement, cette fois, l’entaille serait charnelle, on ne fait plus semblant, on ne rit plus. La farce devient pathétique en une réplique, avec la rapidité d’un changement de costume. C’est de mort qu’il s’agit soudainement, ou plutôt de prière à mourir quand la vie – ou le jeu, mais quelle différence au fond ? – n’en vaut plus la peine. Lorsque la sœur brandit la lame vers la condamnée, on se surprend à penser que le geste pourrait être réellement accompli : tout, jusque-là, nous a été révélé dans les moindres détails, tant et si bien que la longue suspension de l’arme, si réelle tout d’un coup, nous saisit. Le théâtre, bien qu’il nous ait montré ses tours pendant une heure, a réussi à nous piéger dans cette dernière minute. Comme si la « vraie » réalité, au fond, n’était pas dans l’agitation des décors et des costumes que l’on modifie sous nos yeux, mais bien dans un souffle retenu, une hésitation, un geste suspendu qui n’est pas encore acte. Là serait le tour de force de la pièce. Quand le silence, soudain, parle plus que les mots, et que le mouvement se fige en tableau vivant.

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Alors que le noir inonde la salle, on se demande : et si la réalité – la mise à mort de la sœur – prend le pas sur la fable, sommes-nous prêt.e à accomplir le geste jusqu’au bout ? Ce renoncement à la vie, volontairement caché, peut-être honteux, est-il la dernière issue quand le temps passé ne peut plus être retrouvé, quand le diktat des apparences devient trop lourd, et que la magie de l’imagination n’opère plus ?

Et pourtant, que l’on se rassure, ni la sœur ni l’acteur ne sont étendu.e.s au sol quand les lumières se rallument, car rien, dans notre réalité, ne peut tuer celles et ceux qui inventent des fables et font de la vie un théâtre…

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Pour suivre la Cie Sud Costa Occidentale, fondée par Emma Dante : site internet / facebook

Photo de Une © Festival di Spoleto /ph.MLAntonelli (retouche © Happe:n)