Maison Eclose : amour et bienveillance à Bordeaux

Popularisée en France depuis peu grâce à l’émission américaine RuPaul Drag Race, la culture drag est dans l’hexagone essentiellement centralisée à Paris et continue de jouir d’une maigre visibilité.

Cependant, commencent à émerger dans certaines villes de province des maisons drags. C’est désormais le cas à Bordeaux avec la récente naissance de la Maison Eclose, première famille drag à y performer. Drag-queens, femmes à barbe, créatures androgynes, club kids… Les cinq membres fondateurs de cette fantasque sororité brillent de plein feu — et de paillettes — de par leurs diverses personnalités et leur fantaisie. Premières surprises par l’accueil d’un public toujours plus grandissant lors des soirées qu’elles organisent depuis seulement quelques mois, ces reines d’un soir offrent à Bordeaux un divertissement artistique rafraîchissant et haut en couleur. Récemment, le public a pu assister à leurs shows au Café Pompier lors des soirées Drag Monday durant lesquelles, après la diffusion d’un épisode de RuPaul Drag Race, elles performaient sur des lipsyncs (comprendre des playblacks musicaux) et invitaient les volontaires venus dans leurs habits de lumière à participer à un défilé. Pour Happe:n, j’ai poussé les portes de la Maison Eclose lors d’un Drag Monday et suis allé à la rencontre d’Andrea Liqueer, BB Déchéance (dite BiBi), T.Beast Prince, la Señorita Maryposa et Vicky Lips.


Anthony : Comment en êtes-vous venues au drag ?

Vicky : Me concernant, lors de la Gay Pride 2018 à Bordeaux. J’ai fait mon make-up (ndlr : le maquillage) seul grâce à des tutoriels sur internet, mais des amis parisiens sont venus pour me soutenir dans cette démarche, pour ne pas que je sois l’unique drag dans la rue. En réalité ça me traînait en tête depuis un petit moment de faire du drag et ma vie personnelle a fait que c’était le bon timing pour me lancer à ce moment là. Quand j’ai commencé à m’entrainer je savais déjà que ce n’était pas seulement pour la Pride mais que j’allais me lancer à faire des performances par derrière… ou par devant (rires). En fait je trouvais que c’était quelque chose qui manquait vraiment à Bordeaux et je me suis dit « au lieu de râler qu’il n’y ait pas de drag : fais-le », et voilà.

T.Beast : Je me suis réellement transformé pour la première fois à la Gay Pride, comme Vicky, même si je m’étais déjà travesti avant, ce qui n’est pas la même chose pour moi. J’ai en partie découvert le drag avec Andrea qui le pratiquait déjà et j’ai réalisé que je voulais aussi en faire mais pas dans le pur drag-queen : j’ai davantage développé un côté animal que féminin.

Andrea : Je voulais écrire un projet théâtral sur l’identité de genre. J’ai fait beaucoup de recherches puis j’ai entendu parler du drag et notamment de RuPaul, la papesse américaine des drag-queens. J’ai bouffé toutes les saisons de son émission et j’ai commencé à penser à un personnage drag dans l’écriture de ma pièce. Je ne l’ai finalement jamais écrite mais Andrea devait être le nom de la pièce ! Le drag a donc pris le pas sur mon projet d’écriture. Puis je suis passé de la théorie à la pratique il y a un an, encouragé par BiBi et T.Beast.

Maryposa : De mon côté je poursuivais une formation à La Made, l’École du Créateur Pluridisciplinaire. On avait une scène ouverte dans le cadre des Fous Rires de Bordeaux et je me suis dit que c’était l’occasion de me mettre pour la première fois en drag-queen. Sont arrivés le nom, l’accent espagnol et plein de trucs qui ont progressivement construit un personnage.

BiBi : Depuis la fac j’ai développé un côté non-genré, d’abord pour l’aspect esthétique mais l’attrait pour le travestissement je l’ai toujours eu. Mes parents par exemple m’ont acheté ma première paire de talons quand j’étais en quatrième, pour une soirée avec des amis ! J’ai toujours un peu baigné là-dedans en quelque sorte car j’ai fait huit ans de cabaret avec eux.

Vicky Lips © Anthony Fournier

Anthony : Votre entourage sait que vous faites du drag ?

BiBi : Eh bien pour autant mes parents ne le savent pas mais je sais que si je leur en parle ça sera présenté sous l’aspect artistique et scénique de la chose, et ils seront totalement ok avec ça. Sinon, tous mes potes sont au courant.

Andrea : Mon entourage est pour la majeure partie au courant, ça a été plus rapide que mon coming-out homosexuel. Je ne l’ai jamais caché à mes amis sans pour autant le mettre en avant. Enfin il me fallait quand même des followers sur Instagram donc bon, à un moment je leur ai parlé (rires) ! Ma mère l’a su assez tôt et c’est d’ailleurs elle qui s’est chargée de le dire à la famille proche.

Vicky : Moi la plupart de mes amis le sait, mes collègues non.

T.Beast : Oui, amis comme famille pour la grande majorité et je n’ai senti aucune réticence.

Maryposa : Moi oui, certains comme mon père et mon frère m’ont même déjà vu en drag !

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A : Comment vous êtes-vous rencontrées ?

Vicky : Bien justement le jour de la Pride quand j’étais avec mes copines drags parisiennes et durant le défilé j’ai rencontré BiBi, T.Beast et Andrea. On s’est parlé, elles m’ont dit qu’elles voulaient développer le drag sur Bordeaux. J’étais contente car je me sentais un peu seule à vouloir ça. On a rencontré Maryposa un peu plus tard, en boite.

Maryposa : C’est un t-shirt RuPaul qui a un peu favorisé notre rencontre d’ailleurs ! Vicky m’a spoilé le nom de la gagnante de la saison 9 de RuPaul Drag Race en me demandant si j’étais contente que ce soit elle qui avait remporté le concours. Depuis à chaque fois je lui balance des spoils sur l’émission quand j’ai de l’avance sur elle (rires) !

T.Beast : J’avais déjà Maryposa dans un coin de ma tête de toute façon car je savais qu’elle s’intéressait à tout ça.

Andrea : Avec BiBi on travaillait dans la même boite à l’époque, on se connaît de là.

Anthony : Quelle dimension donnez-vous au drag ?

Vicky : En fait je ne fais pas du drag seulement pour me divertir, j’essaie toujours d’avoir un petit message dans mes performances ou dans mes looks. Je veux vraiment utiliser cette lumière posée sur nous quand on est en drags pour véhiculer des messages, des valeurs. À la Gay Pride par exemple j’étais en infirmière avec une pancarte « On baise ? Pas cette année, j’ai don du sang ». Je respecte totalement celles qui le font et c’est très bien mais moi, à titre personnel, seulement me mettre en drag et danser sur du Britney sans message derrière, ça ne m’intéresse pas trop. Après rien que le fait de se mettre en drag a un côté militant.

Maryposa : Mon personnage pour le coup est vraiment né de la scène et c’est concrètement la raison pour laquelle je fais du drag. Quand je ne suis pas sur scène ou si ce n’est pas artistique, je n’éprouve aucun plaisir à être une femme.

T.Beast : Nous aussi on regarde RuPaul Drag Race mais personnellement je trouve que l’émission limite pas mal les représentations du drag et compte tenu de mon interprétation, je ne m’y retrouve pas réellement.

Anthony : Votre regard a changé sur l’émission RuPaul Drag Race ?

Andrea : Ouais en effet comme le disait T.Beast c’est très très très codifié et ça me dérange un peu. Autant je salue l’héritage car ça ne vient pas de nulle part, autant je me dis « si j’ai envie de porter une barbe et de ne pas marquer ma taille, bah j’emmerde celles et ceux que ça peut déranger« . De toute façon je n’ai pas besoin de marquer davantage ma taille… (rires) ! Non sans la blague, l’émission a son importance car c’est un peu une base qui expose les règles majeures du drag américain ou du moins, celles que définit RuPaul car elle les a vécues. À partir de là, c’est un art libre donc c’est à chacun et chacune d’inventer des choses et de remettre en question certaines règles. On est d’ailleurs beaucoup dans cette mouvance là, dans cette affirmation d’autres drags. Je suis loin d’être la première drag-queen barbue, il y en a plein aux États-Unis et même plus proche avec la parisienne Clémence Trü.

BB Déchéance © Anthony Fournier

Anthony : Donc être drag-queen ne se limite pas à mettre une perruque et une robe à sequins.

Vicky : Absolument pas. RuPaul elle-même se limite beaucoup dans sa représentation du drag, en réalité c’est beaucoup plus diversifié, ne serait-ce du fait qu’il n’y a pas que des hommes qui l’exercent. C’est cool car l’émission met déjà pas mal en lumière cet art mais il faut réellement avoir conscience que ce n’est pas seulement des créatures féminines. Cet été par exemple j’étais au Bushwig Festival à Berlin (ndlr : ce rassemblement existe à New-York depuis plusieurs années, il s’agissait d’une édition européenne) et j’ai réellement pris conscience à cet événement de la diversité du drag, que ce n’était pas seulement du glamour, bien au contraire. Il y en avait une par exemple qui était à poil et se sortait littéralement un drapeau du cul, d’autres qui chiaient des perles !

Maryposa : C’est vrai que dans le drag il y a une multitude de styles différents, de codes, d’écoles même. C’est plus un peu te construire avec tes influences, tes références. Maison Eclose en est l’exemple.

T.Beast : C’est vrai que l’on a un panel de personnalités et d’envies différentes et complémentaires. On peut autant intervenir dans des clubs la nuit que sur de la prestation dans un bar plus intimiste ou bien encore sur des stands make-up… Maryposa est davantage fishy (ndlr : comprendre une personne très féminine), BiBi club kid, Vicky est un personnage haut en couleurs, Andrea une femme à barbe et moi une créature. On a chacun notre truc.

BiBi : C’est vrai que mon drag est un mélange de plein d’éléments, je navigue entre les genres. Je peux aussi bien être en full drag-queen qu’en club kid. J’aurais tendance à me considérer comme drag-queer en fait. Pour moi une drag-queen va être dans l’opulence, l’exagération, l’appropriation et la transformation des codes catégorisés de base comme féminins.

Andrea : Pour moi drag-queer c’est quelqu’un qui ne se définit pas forcément par un genre, ce qui le rapproche du club kid, qui ne se transforme pas seulement en créature féminine.

« Dans le drag il y a une multitude de styles différents, de codes, d’écoles même. C’est plus te construire avec tes influences, tes références. »

Anthony : C’est vrai que tu gardes tes poils toi d’ailleurs Vicky, tout comme toi encore une fois Andrea qui garde ta barbe !

Andrea : Pourtant à la base je me disais que je ne la garderai pas en permanence. Au final elle est tout le temps là et ça me plait, je ne sais pas si un jour je l’enlèverais car c’est un peu ma signature au sein de la Maison Eclose. Je ne sais pas vraiment si c’est un parti pris mais ça c’est fait comme ça.

Vicky : Oui pour les poils ! Au début j’étais en mode « allez je me rase le torse pour faire comme toutes les drag-queens, mort aux poils » et en fait ça me saoulait vraiment de le faire, d’autant plus que je les aime. C’est la même chose pour les seins, ça me fait chier d’en mettre, donc j’en porte très rarement. C’est là aussi la liberté d’être drag, de choisir les courbes et les codes que tu veux.

T.Beast Prince © Anthony Fournier

Anthony : Vos personnages et performances sont influencés par des modèles, des figures ?

Maryposa : Oui, notamment par ma grand-mère et son passé. Le fait qu’elle se soit mariée en noir par exemple m’a inspiré un look et puis même, la touche espagnole de Maryposa vient en partie d’elle.

T.Beast : S’il y a un fil rouge dans mes performances il se trouve dans l’atmosphère qui s’en dégage. Je ne vais pas faire du comique dans mes solos mais plus quelque chose de l’ordre du mystique car mon personnage est ainsi, une créature non genrée, animale… J’essaie de trouver des musiques qui correspondent à ça, davantage piochées dans l’électro. En général j’ai une idée en tête et la chanson vient un peu au dernier moment, parfois même quelques heures avant la perf !

Andrea : Dans le choix de la musique moi oui, ça va très souvent être des titres qui ont marqué ma jeunesse. Après le message principal d’Andrea c’est l’Amour avec un grand A.

BiBi : BiBi est très sensuelle voire sexuelle, à utiliser son corps au maximum. Dans ma vie personnelle ont m’a toujours demandé — et on est légion dans ce cas — d’être viril alors que j’ai en permanence jonglé entre les « deux sexes » et c’est ce que j’essaie de mettre en lumière sur scène. Donc sexuel mais pas sexué.

Anthony : Et vos noms de drags, ils viennent d’où ? Car ils donnent très souvent la couleur du personnage…

Andrea : Tout à fait, il s’agit souvent de donner une identité compréhensible pour les gens. En ce qui me concerne, Andrea car c’est un prénom mixte, Liqueer pour la sonorité fluide et c’est donc un mélange entre « liquide » et « queer ». Puis quand tu lis le tout ça fait « and really queer » ! C’est malin hein ?

Vicky : Mon prénom out of drag est Victor et je voulais quelque chose de pétillant, de coloré, de pop. J’ai déjà un copain qui m’appelait Vicky donc c’est venu assez rapidement. Lips pour le côté sensuel et aussi du fait que mes lèvres sont pulpeuses… toutes mes lèvres (rires) ! Mais j’ai quand même eu le temps de passer par plein de noms avant de garder Vicky Lips.

Maryposa : Je parle espagnol et petit j’ai toujours été intrigué par ce mot, mariposa, qui signifie « papillon ». Il y a d’une autre part l’insulte maricón qui signifie « pédé » donc c’était un peu un pied de nez aux homophobes. Puis j’aime bien cette idée de la transformation du papillon qui de larve devient une sublime créature éphémère.

T.Beast : Tiny parce que petit, Beast pour l’animal et Prince pour le côté royal, l’artiste. On commençait à faire nos events, Andrea et BiBi avaient déjà commencé à créer et alimenter leurs comptes Instagram. Ça m’a un peu mis la pression et m’a incité à trouver un nom à mon personnage.

BiBi : En soirée, j’ai toujours été la personne un peu en mode, comment dire… « gros déchet » (rires) ! Donc de déchet à déchéance, le lien était fait. En parallèle je me suis toujours un peu considérée comme une maman auprès des gens, je pense être une personne bonne et bienveillante. Donc mon nom de drag est un contraste réfléchi finalement !

BB Déchéance © Anthony Fournier

Anthony : Vous avez déjà été confrontées à des paroles, du mépris ou même de la violence dans la peau de vos doubles ?

Vicky : Une fois un taxi m’a déposé à 400 mètres de l’endroit initialement prévu. J’étais avec mon gros cul moulé dans une combi, ma frange et j’ai mis mes lunettes de soleil même s’il était 2h du matin pour éviter que l’on voie que j’étais un homme sous le make-up. Ça n’a pas loupé. Un mec en vélo m’a barré la route en me fixant, une fois, deux fois, etc. Puis un deuxième est arrivé en disant « eh madame vous avez de belles formes où vous allez comme ça ? ». Je commençais à pas mal flipper, à me dire que s’il découvrait que j’étais un homme c’était terminé pour moi. Celui en vélo est parti, j’ai changé de trottoir et accéléré le pas autant que je pouvais en talons pour semer le deuxième qui continuait à me suivre. J’ai finalement fait diversion en faisant semblant de prendre une direction et je suis arrivé le cœur palpitant chez un ami.

Maryposa : Pas vraiment me concernant. Il y a juste une fois une femme qui m’a demandé en soirée après un show si je n’avais pas honte d’utiliser les codes ultra féminins. Elle m’expliquait être féministe et se battre justement contre tout ça. Ça m’a pas mal interrogé durant les deux semaines qui ont suivi.

BiBi : Juste au retour de la dernière Gay Pride mais c’était tellement ridicule, des petites insultes lancées par des cons depuis leur voiture quoi… Après moi je ne suis pas souvent sortie en drag.

Andrea : Moi ça m’est arrivé à plusieurs reprises de rentrer chez moi en drag après les soirées au Café Pompier, en passant notamment par Saint-Michel et alentours et non, il ne s’est jamais rien passé. J’ai quand même le sentiment que Bordeaux est une ville plutôt safe comparée à d’autres grandes villes, enfin j’aime le croire en tous cas.

« Je commençais à pas mal flipper, à me dire que s’il découvrait que j’étais un homme c’était terminé pour moi. »

Anthony : Vous avez parfois des invité(e)s qui viennent performer à vos côtés. Il est envisageable que Maison Eclose se développe et donne naissance à de nouveaux membres ?

T.Beast : Il faut savoir qu’une maison drag est la plupart du temps créée par une personne qui en est la maman. Par exemple nous il y aurait pu avoir une Géraldine Eclose qui aurait donné son nom à tous ses enfants drags après. Nous ce n’est pas ce que l’on a voulu car on l’a vraiment fondé à plusieurs, sans vouloir que l’une d’entre nous « domine » les autres. Il faut prendre en compte aussi le fait que l’on est une association et qu’il est difficile de faire entrer beaucoup de monde et que chacun y trouve une place égale, ce qui est un peu notre politique.

Andrea : C’est vrai mais j’aimerais bien avoir des filles un jour ! Il y a vraiment une histoire de transmission, que ce soit la technique de maquillage, tes inspirations, tes codes durant les performances etc., et tout ça m’intéresserait. Mais ma famille je l’ai déjà avec mes sœurs actuelles et je suis réellement fière de notre diversité.

BiBi : Oula, je ne sais pas si j’ai envie d’avoir des enfants drags, c’est trop de responsabilité !

Maryposa © Anthony Fournier

Andrea © Anthony Fournier