Musiques Migratoires

Aurélia Coulaty est une auteur avec plusieurs parcours à son actif. Après une fac de Lettres, elle vit 10 ans à l’étranger et enseigne le français avant de se tourner vers le reportage géographique et le journalisme environnemental. Depuis quelques années, l’humain revient au centre de son travail.

Son projet « Musiques Migratoires »

Projet pédagogique et artistique, Musiques Migratoires, créé par Aurélia et porté par l’association LANGAGE-TOI, propose depuis 2016 des séances musicales qui accompagnent le travail des enseignants de classes d’accueil auprès d’enfant allophones. Un concert de restitution en fin d’année sensibilise à la question de l’intégration par la musique.

Je pensais à cette image ce matin. A l’inconnu qui vient participer à une fête. Si les habitués restent entre eux, n’ont aucune curiosité envers lui, comment s’invite-t-il à la conversation ? Évidemment, les enfants s’intègrent relativement vite, mais il y a un laps de temps où c’est difficile. Et pour les adultes, ça s’avère plus compliqué encore. En s’intéressant à ces chants, on s’intéresse par extension à l’héritage culturel des familles.

Un projet novateur

L’idée de réunir des comptines d’enfants inscrits dans des parcours migratoires lui vient à l’écriture de Chanter en 2016 : ce texte met en regard le départ et l’arrivée d’un jeune migrant, qui sort du mutisme de l’exil lorsque sa mère lui chante une berceuse dans sa langue natale.

Pour faire cette collecte, Musiques Migratoires a pris forme. Aurélia crée l’association LANGAGE-TOI, qui explore les différentes façons d’incarner le langage, au croisement de l’artistique, du culturel et du social. Par la suite, une succession de rencontres : Guy Lenoir (Migrations Culturelles Aquitaine Afrique), lui présente Jacques Fleury, directeur du Centre social et culturel de l’Estey à Bègles, qui réunira autour d’elle les responsables du Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile (CADA) de Bègles, du Rocher de Palmer ainsi qu’un conseiller pédagogique de l’Education Nationale.

Comment se déploie le projet ?

Musiques Migratoires a aujourd’hui deux ans d’existence. Cinq écoles de Bordeaux, Bègles, Villenave d’Ornon et Talence ont pris la suite des groupes d’enfants du CADA.

Chaque enfant propose dans sa langue d’origine des chansons traversant idéalement les générations. Nous privilégions les comptines et les berceuses, qui permettent de faire le lien de transmission. La musique est une langue facile qui permet un échange instantané : on comprend vite le message véhiculé grâce aux mouvements corporels, aux expressions du visage.” […]

Mais travailler avec de jeunes enfants, qui plus est ne parlant pas français, n’est pas si simple : “Les séances de deux heures ne suffisent pas avec une classe de vingt, il faut les canaliser devant l’enregistreur au moment des collectes. On vit des moments très émouvants avec ceux qui prennent place musicalement ; même s’ils ne s’expriment qu’à peine, notre but est atteint.

Ce sont des musiciens de la Compagnie Mohein, Adèle Docherty et Nicolas Lescombe, qui les accompagnent durant ces séances, lors des enregistrements en studio et sur scène.“En plus d’être très bons musiciens, très professionnels, connaisseurs des répertoires d’Europe de l’Est, des Balkans, du pourtour méditerranéen, ce sont des crèmes avec les enfants, je ne pouvais pas rêver mieux. Pour les dernières séances, ils sont rejoints par l’ensemble de la compagnie qui vient présenter toutes sortes d’instruments. C’est un moment génial juste avant le concert !

Grâce au partenariat avec le Conservatoire de Bordeaux, la musicienne Anne Lafargue, responsable des Classes à Horaires Aménagées Musique (CHAM), intervient à André Meunier (St Michel), école métissée recevant de nombreux élèves étrangers. “Anne s’est tout de suite investie, elle intégrait déjà dans ses apprentissages les comptines populaires étrangères et rêvait de développer un projet similaire.”

Il n’est pas rare que les enfants partent vers des registres différents : “du rap à la pop en passant par les chants religieux, lorsque, dans leur histoire personnelle, les comptines sont absentes et les musiques viennent de YouTube […] Certains hésitent aussi à chanter dans leur langue ; ils se disent peut-être : “on a quitté tout ça parce que c’était moins bien”. Nos sollicitations les poussent à interroger leurs parents, à se dire : je suis digne d’intérêt. Devant la considération de leur culture d’origine, les liens familiaux se resserrent.

Spontanément, les enfants présentent des exposés sur leur pays, montrent leurs costumes locaux, font venir leurs parents. C’est aussi un moment qui rend curieux le reste de l’école.

On s’intéresse à cette double culture qui n’est pas assez mise en valeur. En arrivant, ces enfants sont en retrait dans la cour, alors qu’au sein de leurs groupes nait une forme de communication différente, avec des correspondances de jeux rythmiques et mélodiques.

Fin juin, au Rocher de Palmer, “les parents étaient présents, certains sont même montés sur scène. Les enfants étaient fiers, enseignants, musiciens aussi, on était tous émus. Nous avons monté une vidéo diffusée dans les écoles, pour que les familles gardent une trace. Cette année, c’est une berceuse tzigane qui clôturera le concert en réunissant 50 enfants sur scène, accompagnés de la Cie Mohein.

© Photographie Günther Vicente, association LANGAGE-TOI

Que peut-on attendre pour la suite ?

Si des demandes émanent de nouvelles écoles, il n’est pas toujours possible de donner suite : Musiques Migratoires dépend des subventions (fondation L’Accompagnatrice, DRAC, Bordeaux ville et Métropole) qui financent le projet dans sa totalité. L’association LANGAGE-TOI continue le projet au niveau local, espérant que l’Education Nationale poursuivra le protocole auprès d’un maximum de classes d’accueil.

Un partenariat Erasmus + développe depuis septembre Migratory Musics avec des écoles et partenaires Belges et Grecs (dont la Maison de la Création et l’asbl Taraxacum, ainsi qu’une école dans un camp de réfugiés en Grèce). Avec Aurélia, cette expérimentation européenne portée par le Rocher de Palmer et le Centre social et culturel de l’Estey (Mairie de Bègles, écoles Sembat et Buisson), explore l’aventure à l’international pour les deux ans à venir.

Au final…

J’ai fait cela sans forcément décider que je suis Madame écriture migration (rire), ce que je ne suis pas… Mais oui, ça me touche. Et plus je côtoie ces enfants, plus je prends conscience du fossé entre ce regard de façade, porté sur ceux qu’on croise dans la rue, et le potentiel d’échange des familles primo-arrivantes. Il faut sortir de ce paradigme qu’on a posé : que ces gens n’ont pas de légitimité, qu’ils viennent pour prendre, alors que, si on s’y intéresse un peu, on se rend compte qu’ils veulent donner.

Projet initial de l’auteur, le livre-audio Musiques Migratoires paraîtra chez un éditeur jeunesse et sera en librairie d’ici 2019 : on y retrouvera ces chants d’enfants du monde entier, arrangés par la Cie Mohein. Aurélia travaille également sur un projet de livre avec des migrants, Les rêves d’avant la route, en collaboration avec Pierre Wetzel, photographe à la Maison Spectre. Elle collabore aussi avec le CADA de Bègles sur une pièce qui s’appelle Tout sera immense, interprétée récemment au Rocher de Palmer par des demandeurs d’asile.

Camille Paquot & Morgane Cerceau