Sit on it — Laboratoire performatif

Du 14 au 19 janvier 2019, le festival Trente Trente a vécu dans l’effervescence de l’atelier performatif Sit on it, aboutissant à une « monstration » publique. J’y étais…

Par un après-midi pluvieux de janvier (doux pléonasme), je traverse Bordeaux à vélo vers le Marché de Lerme où se déroule l’atelier, éprise de curiosité, d’excitation, avec une pointe d’appréhension sur ce qui m’attend. Je vais observer le travail d’Annabelle Chambon et de Cédric Charron, performeurs chez Jan Fabre, de Jean-Emmanuel Belot leur complice musicien, et de huit performeurs sélectionnés. Ce que je vais y trouver ? Mystère… Je le fantasme subversif, décalé, déjanté (spoiler : je ne serai pas déçue).

Roulant sur les pavés des anciennes rues du quartier Fondaudège, j’arrive donc cahin-caha place de Lerme, qui accueille ce joli lieu de manifestations culturelles. Visuellement, rien n’apparait de cet ancien marché couvert du XIXème, dont les larges baies vitrées sont protégées des curieux (comme moi !) par des rideaux tirés. Les indices seront sonores puisque s’échappe une musique forte, lourde, limite trance, accompagnée de cris et autres sons énigmatiques. Mon anxiété s’accroit… Après avoir franchi la porte le plus discrètement possible, je me retrouve face à tous les protagonistes d’un coup (entrée discrète ratée !). L’endroit circulaire est occupé par un DJ perché en hauteur et 10 performeurs, alignés côte à côte, en sous-vêtements, coussin scotché au ruban adhésif marron sur le ventre et bonnet (d’âne ?) en papier kraft sur la tête. Le ton est donné ! Ils sont en train de scander, les uns à la suite des autres, les mots : « Peur ! Travail ! Pornographie ! Bien-être ! Mort ! », tout en mimant chacun de leurs propos avec forces vocalises à l’appui. L’image est forte ! Après un accueil chaleureux et de rapides présentations, leur travail se poursuit. S’ensuit, en vrac, une tentative absurde de suicide avec tous les objets (hétéroclites) à disposition, une (double) fessée déculottée, une extraction (résurrection ?) d’un cercueil tel un surgissement de gâteau d’anniversaire géant, une danse extatique sur l’air de Sur le pont d’Avignon, remixé façon jeu vidéo des années 90. Tour à tour intriguée, dérangée, amusée, enchantée de cette effervescence foutraque et de cette énergie communicative, je ne suis pas déçue de cet aperçu (oui j’avais spoilé, mais je confirme !).

C’est ensuite au détour du vernissage de l’expo du photographe Bernard Brisé à l’Espace 29, lançant le festival (visible jusqu’au 2 février), que je rencontre Cédric Charron, un des initiateurs du projet, Clément Muratet et Nicolas Meusnier, deux performeurs bordelais. Trois rencontres, trois discours, trois visions qui se rejoignent, se répondent et éclairent mes interrogations autour de la performance et du processus de création.

© Pierre Planchenault


Cédric Charron fait partie de la compagnie Troubleyn de Jan Fabre (dont trois des spectacles ont été programmés lors du dernier FAB) et est enseignant du Jan Fabre Teaching Project. Il développe aussi des laboratoires performatifs avec Annabelle Chambon et Jean-Emmanuel Belot.

Lucie : La notion de performance me questionne. Dans une performance, on s’attend à être dérangé, plus qu’au théâtre ou tout autre spectacle.

Cédric Charron : Oui, mais ce qu’on a nommé performance, initialement, ça vient de l’univers des arts plastiques. C’était un one shot, quelque chose qui se faisait qu’une fois et avec un engagement tel que ce n’était pas reproductible. Günter Brus, l’actionniste viennois, qui se recoud une jambe, il ne peut le faire qu’une fois, ou une deuxième dix ans après à la rigueur. On a collé ce mot performance sur le spectacle car on salue la performance physique des performeurs, des acteurs, des danseurs. Il y a eu un changement de définition. Nous ne sommes pas dans la reproduction de la performance classique, même si le public se pose énormément de questions par rapport à ça. Mais le point de départ n’est pas comment faire  bouger le spectateur. C’est de créer une troupe avec des participants, pas des stagiaires, et de créer un laboratoire.

L.: J’appelais ça un atelier mais vous parlez de laboratoire.

C.C. : On fait ça avec des adultes qui sont moteurs d’eux-mêmes. On les accueille dans notre univers et on aiguille les choses, mais chacun va être responsable de ce qu’il fait. On est là pendant cinq jours, pour créer une monstration.

L.: Une « monstration » ?

C.C. : Oui, on ne parle pas de spectacle mais de monstration. On montre, peut-être de manière monstrueuse, on expulse un happening, une performance, sans forcément se poser la question du spectacle. Quelque part oui, car on vient du spectacle. Mais ici on n’a pas le même timing, on n’a aucune lumière par exemple. On ne peut pas chercher à magnifier, on donne à voir quelque chose de brut. On a d’ailleurs cherché des matériaux bruts : des coussins, du papier kraft, du scotch à carton.

L.: Vous avez cherché des performeurs, avec l’idée de création commune. Mais vous arrivez aussi avec votre propos. Pour Sit on it, de quoi vouliez-vous parler ?

C.C : D’exorciser les tyrannies. Pas la tyrannie mais les tyrannies, car je pense qu’elles sont multiples. On a placé cette envie de laboratoire depuis plus d’un an avec Annabelle et Jean-Emmanuel (NB : ils ont déjà créé une performance tous les trois pour le précédent festival Trente Trente). On est arrivés préparés, on sait où on va. On aurait pu prendre des participants et dire vous faites ça et ça mais ce n’est pas l’intérêt. On a mis en place des brainstormings et de ces questionnements, on se demande ce qu’on en fait, comment on va mettre en place le fait de trouver de la matière créative, susciter et titiller l’imagination. Et puis il y a un engagement physique, des actions physiques dans lesquelles on va préparer tous les participants avec des exercices.

L.: Comment se mélangent et se complètent votre réflexion en amont, votre cadre avec leurs questionnements, leur «  matière créative » dans cet atelier ?

C.C. : Quand tu es suffisamment préparé, armé, quand tu as suffisamment fait le tour de la question, tu as épuisé les possibles. Et puis, avec Annabelle, on a 20 ans d’expérience, ça nous permet de pouvoir aiguiller. Et à partir d’un truc qui va sortir on va pouvoir aider à formuler et à performer. Sans dire une vérité parce que nous, ce qui nous intéresse, ce sont les erreurs.

L.: Alors dans la monstration à venir, qu’est-ce qu’on va exorciser ? Je suis arrivée à l’atelier quand vous étiez en train de scander les mots : « peur, pornographie, bien-être ». C’était impressionnant !

C.C. : On a d’abord cherché quelques clichés. Tu passes par le b.a.-ba, les premiers clichés, tu les mets de côté, tu continues à te presser le citron, tu en trouves d’autres, tu les mets de côté et encore et encore. Jusqu’à trouver des choses qui vont toucher un endroit intéressant. Après, la plus grosse tyrannie, c’est la mort. C’est la tyrannie ultime ! Pour les exorciser on va donc célébrer la vie et créer un joyeux bordel, s’amuser ! Ce qu’il ne faut pas oublier c’est que c’est un projet de 5 jours. C’est un projet dans le rush, dans l’urgence. C’est ça qui est intéressant.

© Pierre Planchenault

Clément Muratet est un performeur bordelais de 28 ans. Issu d’une formation en arts plastiques, performance puis en danse, il a créé le collectif Comment C’est maintenant ? avec son binôme Marjorie Stoker.

Lucie : Comment et pourquoi es-tu arrivé sur le projet ?

Clément Muratet : On a été choisis sur CV et lettre de motivation. J’avais envie de pratiquer autre chose que de la danse et j’avais envie de puiser dans mes limites. J’avais vu tous les spectacles de Jan Fabre au FAB et j’avais envie de me tester moi-même dans cette forme, vraiment pas classique, et d’en apprendre aussi.

L.: Les chorégraphes recherchaient pour ce projet des performeurs. Toi tu es un performeur, tu es un danseur aussi. Peux-tu me donner la différence entre un danseur et un performeur ?

C.M. : Un performeur, comme eux le définissent, c’est quelqu’un de vraiment pluridisciplinaire. En même temps, il y a de la performance et beaucoup de formes théâtrales, c’est très extrême. Ils sont vraiment marqués au fer rouge de Jan Fabre et on le voit dans ses créations, il n’y a pas que de la danse. Ils sont danseurs, comédiens, performeurs. D’ailleurs les performeurs qu’ils ont choisi viennent d’univers différents : arts plastiques, danse, théâtre.

L.: Travailler avec Annabelle Chambon et Cédric Charron, c’est travailler sur le corps, l’extrême, la pulsion. C’est ce à quoi tu t’attendais pour ce laboratoire ?

C.M. : Oui je m‘attendais à peu près à ça. Et ça me faisait très peur. Je me suis inscrit et après j’étais en mode « non j’ai pas envie d’y aller ! » [rires]. Le premier jour a été très difficile, j’ai trouvé ça très violent. Ça m’a énormément stressé.

L.: Qu’est-ce que tu as trouvé particulièrement difficile ?

C.M. : Ils ont demandé des choses très théâtrales, d’incarner des personnages et ce n’est pas la chose que je fais facilement. Je n’avais pas d’idées, c’était la page blanche. J’ai même fait une insomnie ! J’ai réfléchi cette nuit-là et le lendemain je me suis dit qu’il fallait que je mette mon stress de côté et que j’y aille à fond et que je m’autorise à lâcher la bête. Parce que c’est ce qu’ils attendent.

L.: On est à la fin de cette semaine de travail. Qu’as découvert en toi que tu ne t’autorisais pas avant ?

C.M. : Petit à petit je me suis rendu compte que j’étais de plus à l’aise et que je pouvais aller chercher plus loin. Quand tu es dans une dynamique très forte, extrême, tu as l’impression que rien ne peut t’arrêter. Dans une création où il y a un cadre certes, mais un cadre qui peut être dépassé, détourné, ça crée une liberté et une création qui est énorme. Ça c’est vachement plaisant. Et la performance samedi, parce que c’est là qu’on va vraiment performer, devant les gens, ça me fait flipper mais c’est très excitant.

L.: Cette liberté, c’est quelque chose que tu pourras garder, sans eux, lors de tes prochaines performances avec ton collectif ?

C.M. : Je vais garder certaines choses oui mais je ne travaille pas forcément sur ces sujets là en particulier et de cette manière. C’est un peu l’antithèse de mon collectif, de ma personnalité, c’est très trash. Mais c’est pour ça que j’aime bien, je suis à l’antithèse de moi-même. J’attends aussi impatiemment le retour du public.

L.: Le titre de ce laboratoire performatif est Sit on it – comment exorciser la tyrannie. Comment avez-vous travaillé le sujet ?

C.M. : On a d’abord travaillé sur la tyrannie en brainstorming puis en improvisation à partir de ces mots. Après on a travaillé sur le nain de jardin.

L.: Quel rapport avec la tyrannie ?

C.M. : Ils voulaient travailler sur des figures. Ils ont déjà travaillé sur le Schtroumpf, là c’est le nain de jardin. Il y a toute une esthétique avec le kraft, les chapeaux, les coussins.

L.: Ah je croyais que c’était des bonnets d’âne !

C.M. : Oui, c’est aussi devenu des bonnets d’âne. Nous on le sait, on travaille là-dessus. Mais je pense que les gens ne vont pas voir ça, ils vont voir… des trucs quoi !

L.: Vous faites partie intégrante du processus de création. Quand je vous ai vus, j’ai vraiment eu l’impression que ça se faisait naturellement.

C.M. : Ils ont un cadre mais à partir de ce cadre, on a travaillé ensemble sur la base de nos improvisations. De ce qu’ils avaient réfléchi en amont, aussi. Après le premier jour, ils étaient aussi en improvisateurs comme nous. On est vraiment un groupe qui crée ensemble et ils ont le dernier mot.

L.: La tyrannie, comment allez-vous la représenter ? Parce que des fois les performances c’est tellement abstrait…

C.M. : On a des actions très concrètes mais des fois c’est tellement absurde que ça en devient abstrait je pense. Comme il y a cette idée d’extrême, assez performative chez eux, il ne faut pas trop essayer de comprendre. Il faut laisser l’esprit ouvert à toutes les images qui viennent et puis après pffuit  il faut passer à autre chose !

© Pierre Planchenault

Nicolas Meusnier est un bordelais de 28 ans. Issu des beaux-arts, il a suivi des formations en danse, chant et comédie musicale. Il propose régulièrement des performances théâtrales dans le cadre des Hors Lits.

Lucie : Pourquoi t’es-tu intéressé à ce projet ?

Nicolas Meusnier : Je connais le travail d’Annabelle, de Cédric et de Jan Fabre. Ils proposent des choses qu’en tant que spectateur, j’ai parfois du mal à vivre parce que je décroche et ça me posait problème. Il y a des choses qui m’interrogent dans leur travail, de l’ordre de la narration et ça m’intéressait donc de le vivre en tant que performeur.

L.: Je t’ai vu deux fois dans des Hors Lits, tu as l’habitude de travailler seul. L’idée c’était aussi de te confronter à d’autres artistes ?

N.M. : À un collectif oui. Ce qui m’intéresse c’est la rencontre. Je pars du principe que l’art est un point de rencontre. Ce qui me plait aussi dans le terme de laboratoire, c’est le thème de recherche. On sait les éléments que l’on met en place mais on ne sait pas ce qu’on va trouver et je trouve ça super existant de se dire qu’on ne sait pas et que c’est la communauté que l’on forme ensemble qui va créer quelque chose.

L.: C’est vraiment l’aspect d’être partie prenante du projet qui te plaisait et que ce ne soit pas écrit d’avance.

N.M. : C’est ça, c’était bien stipulé dans l’appel à projet. Ils savaient ce dont ils voulaient traiter mais pas comment et ce qu’ils allaient faire et ça me plaisait vraiment. Être un membre actif et pas un membre qu’on va diriger. Là, après ces quatre jours, il y a vraiment un truc qui se crée avec des individualités. Ce qui me plaisait aussi était de me dire : j’y vais et je découvre. Je pose ce que j’ai dans la tête actuellement, je me laisse porter et je fabrique avec les autres de manière innocente, sans me poser de questions.

L.: Après ces quatre jours que retires- tu de ce laboratoire ?

N.M. : Une énorme richesse d’avoir rencontré des gens et surtout une énergie dingue qui m’a été transmise entre le training le matin, qui implique vraiment le corps, et l’improvisation l’après-midi. C’est intense !

L.: Qu’est ce qui t’a le plus marqué jusqu’à présent ?

N.M. : Le lâcher-prise. Créer et faire des choses sans se poser de questions. Ça me plait et ça m’a surpris d’être capable de faire ça.

L.: Clément m’a parlé de la force de cette liberté, qui entraine une création incroyable.

N.M. : On est même surpris de soi-même et ça débloque des choses. C’est non seulement une expérience artistique mais aussi une expérience humaine. Je pense que c’est ce que les spectateurs vont ressentir quand ils vont voir le travail, que c’est un acte artistique mais qui fédère du partage d’énergie et de recherche. Ce sont des choses dont on a besoin à l’heure actuelle.

L.: Comment t’ont-ils présenté la thématique de ce laboratoire ?

N.M. : L’idée est de travailler sur l’exorcisation de la tyrannie et comment à travers la figure du dérisoire que sont les nains de jardins, comment à travers cette figure du grotesque, on arrive à faire basculer cette espèce de tyrannie ambiante dans quelque chose de dérisoire et comment on joue avec des archétypes du bien et du mal. Comment on arrive à détourner les choses sans être dans le littéral. Ça aurait été facile de prendre l’image d’un dictateur ou même du mouvement des gilets jaunes, mais pour le coup ce serait plus une expérience sociale qu’artistique. Pour l’instant, ça fonctionne parce qu’on est en groupe et qu’on échange des idées. Mais savoir si ça fonctionne dans le rapport avec le public, c’est autre chose. C’est ce que j’ai ressenti en voyant le travail de Jan Fabre où je me suis demandé si ce n’était pas de l’entre soi. Reçoit-on le message quand on est à l’extérieur ? C’est pourquoi, quand je propose des formes, je demande toujours un regard extérieur à des gens qui ne sont pas artistes, cela me permet d’ajuster mon écriture tout en gardant mon identité plastique et artistique. C’est pour ça aussi que j’utilise la chanson populaire car c’est des choses qui parlent et qui sont inhérentes à chacun. Ce qui va m’intéresser samedi, c’est le retour des spectateurs, ce qu’ils voient, eux.


Mes impressions à l’issue de la représentation publique de ce laboratoire ? Une monstration ça ne se décrit pas, ça se vit ! Mais de cette prestation déjantée, j’en repars en ayant grappillé une part de (leur) liberté que je vais jalousement garder, dans un sac en papier, scotché au chatterton, sous mon oreiller…

© Pierre Planchenault

  • Le festival Trente Trente se déroule jusqu’au 31 janvier 2019.
  • Annabelle Chambon, Cédric Charron et Jean-Emmanuel Belot continuent leurs laboratoires performatifs. Prochaine restitution à la Rose des vents à Lille le 2 février 2019.
  • Le collectif Comment c’est maintenant ? de Clément Muratet propose des ateliers autour de la pratique de la performance artistique. Prochain atelier le 10 février 2019.
  • Nicolas Meusnier proposera une performance solo dans le cadre du Printemps des Marches les 28 et 29 mars 2019.