« Chronic(s) 2 », Danser à tous les temps

Enfin présenté au public les 23 & 24 juin 2021 à la Manufacture CDCN, un solo autobiographique qui fait subtilement danser les mots et parler le corps, pour interroger la construction continue de l’identité et ses transformations.

Avant toute chose, la joie. Celle d’être à nouveau assise face à une scène, et d’attendre que ça commence, que les lumières se baissent, que le silence se fasse. Celle de vivre l’art, pendant une heure, pleinement et intensément. Puis, à la fin, celle d’applaudir, d’entendre toutes ces mains qui claquent à l’unisson, avec ferveur. C’était beau. Dernière joie : découvrir une nouvelle création de la Cie Hors Série, après Yellel en 2020, dont j’avais parlé ici.

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Tout avait commencé avec Chronic(s), un solo créé en 2001, chorégraphié et interprété par Hamid Ben Mahi, et co-écrit avec Michel Schweizer, qui mettait alors en scène les débuts d’un parcours de danseur. Vingt ans plus tard, tous deux se retrouvent pour la création de Chronic(s) 2. Inscrit dans la continuité du premier volet, ce solo conjugue les trois temps, passé, présent et futur, pour approfondir les réflexions propres au travail du chorégraphe et danseur : la construction d’une identité plurielle et les matériaux qui y participent, eux-mêmes questionnés – l’héritage culturel, la danse hip-hop, le monde en perpétuelle évolution.

                                                               © Pierre Planchenault

Une autobiographie écrite au pluriel

Chronic(s) 2 s’apparente à une plongée dans une histoire qui, si elle est certes intime, se pense et s’appréhende mieux en s’inscrivant dans le collectif, en questionnant les époques dans lesquelles elle s’est ancrée, de 2001 à 2021 et sa pandémie. Ce récit de soi s’appuie sur trois médiums quasi indissociables, à savoir la photographie, le corps et la voix, de sorte qu’il s’élabore poétiquement, au gré d’associations de souvenirs et de correspondances : les photographies projetées illustrent les mots et les mouvements du danseur autant qu’elles en sont le support, la parole commente les gestes du corps, les décortique autant qu’elle les relance.

                                               © Pierre Planchenault  

C’est bien le corps, d’ailleurs, qui est un des centres de la réflexion, en se faisant acteur autant qu’objet d’étude. S’il est un point d’ancrage de la mémoire, puisqu’il porte en lui les traces qui racontent le façonnage de l’identité, il est tout autant le témoin visible du passage du temps : danser signifie aussi ressentir l’usure de son propre outil de travail, composer avec ses transformations et ses faiblesses naissantes, repenser son approche.

Aussi, pour se dire, l’autobiographie recherche nécessairement l’altérité,  le « je » se tourne vers l’autre, matérialisé ici par le public, qui devient objet d’adresse. La parole crée une ouverture pour un dialogue, pour une respiration même, à la manière d’un geste du corps, de sorte que le récit de soi ne s’étouffe pas : il entre en jeu avec les spectateur.rices, qui deviennent alors actif.ves, répondent à l’appel, entrent en résonance avec une histoire qui leur ressemble, dans un monde qu’ils et elles partagent. On rit également, car l’écriture n’est pas dénuée d’humour. Ce dernier permet de faire un pas de côté, d’apporter de la légèreté en relativisant l’angoisse quant à l’avenir, de mettre en doute sa propre parole, les humiliations subies tout au long d’un parcours de danseur, mais aussi l’héritage de traditions bien ancrées.

Identité(s) mouvante(s) toujours en recherche

S’opère, en fin de compte, une mise en abyme de la pièce dans la mesure où celle-ci se commente au fur et à mesure qu’elle se montre et se joue. Elle affiche son processus de création : le décor sommaire – un rétroprojecteur, un écran, un micro, une planche en bois – participe activement de la mise en récit de soi, en étant orchestré, déplacé, manié, par le danseur.

De ce fait, ce solo semble participer en lui-même de la quête identitaire, par l’exploration de ces différents médiums que sont la parole, l’image et la danse hip-hop, par leur décloisonnement pour mieux les faire réagir les uns avec les autres, les enrichir et déployer leurs potentialités. Il s’agit de travailler la matière autobiographique en faisant varier les supports, comme si elle était une glaise à modeler infiniment, de sorte que le passé se pense surtout au présent, le seul temps dont on peut être sûr. Dans cette recherche, le sens ne se fixe pas et les questions restent ouvertes à l’interprétation.

Cette magnifique création, qui raconte et métaphorise une identité en mouvance, vient s’inscrire comme une nouvelle balise d’une trajectoire sur laquelle elle revient elle-même, tout en étant déjà tendue vers l’avenir, inquiétant autant que prometteur, vers un « encore », pour reprendre un des termes projetés en lettres rouges sur l’écran. Et cet «encore» nous est aussi adressé, d’autant plus signifiant en ces temps troublés.

                                             © Pierre Planchenault

Comme le conclut lui-même le danseur, par une tournure humoristique qui relativiserait presque toute cette entreprise de remémoration, « laisser une trace durable » relève bien de la plaisanterie à ses yeux : la mer, qui apparaît en image, vient effacer les empreintes, balayer nos constructions, éroder nos pierres. Alors, comme un indien, auquel s’identifie Hamid Ben Mahi, il reste peut-être à danser dans l’eau, avec l’horizon pour seule limite, à se faire être dans la respiration d’un mouvement, éphémère certes, mais bien vivant. Et c’est le plus bel espoir qui puisse nous être donné.

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Pour suivre la Cie Hors Série : site internet /facebook /vimeo

Pour voir le teaser de Chronic(s) 2, c’est ici

Pour retrouver Chronic(s) 2 sur scène dans la région : le 12 septembre 2021 au Festival Le Temps d’Aimer à Biarritz (64) / les 23 & 24 novembre 2021 au Carré-Colonnes à Blanquefort (33) / le 26 mars 2022 au Théâtre Avant-Scène à Cognac (16)