Puissance 3 . Happen . Pierre Planchenault

Conversation avec Aurore Jacob, Solenn Denis & Sonia Ristic du collectif Denisyak

En amont de la représentation de Puissance 3 du Denisyak au Glob Théâtre, dont on vous parlait ici, rencontre avec Aurore Jacob, Sonia Ristic et Solenn Denis, le trio d’autrices. On a parlé de la genèse du projet, des accidents et de la puissance de l’éphémère…

Avec Puissance 3, qui met la « créativité à poil » face au public, comme vous dites, la scène n’est plus seulement le territoire des comédien.nes. Quel espace devient-elle ? Comment se redéfinit-elle ?  

Sonia : Il n’y a plus de filet. Il n’y a pas toutes ces étapes préalables pour tout le monde, autant pour nous, les autrices, que pour les comédien.nes et les régisseur.ses. Généralement, on effectue un gros travail de préparation en amont – sur le texte, sur la mise en jeu –, avant le partage avec le public. Alors que là, il s’agit vraiment de la mise à nu du processus de création, de son côté laborieux et pas toujours brillant, de la manière dont on s’empare d’une idée, etc. C’est du pur instantané.

Aurore : Et j’ai l’impression aussi que par cette immédiateté, on fait appel à des choses de l’ordre de l’inconscient, qu’on n’a pas le temps de retravailler pour leur donner une belle forme. On puise dans l’antichambre du cerveau, donc cela donne quelque chose de très brut. Les émotions arrivent, nous traversent sans filtre, nous submergent aussi, parfois.

Solenn : Oui, la scène devient l’espace du surgissement, où l’on casse le quatrième mur, la limite entre la salle et la scène – dès le début, en offrant un verre aux spectateur.ices. C’est un surgissement qui vient de nous, et qui parvient jusqu’à la salle. Et en retour, on ressent l’énergie du public qui nous porte.

Et le texte se démultiplie aussi, sa matérialité rentre en jeu : il s’écrit sur votre écran d’ordinateur, mais il est aussi projeté sur les murs, et prononcé par les comédien.nes. Quelle matière devient-il, dans ce cas, le texte ?

Sonia : C’est une matière très fuyante, parce que, justement, le temps ne s’arrête pas, on est dans l’improvisation totale à sept. De plus, le texte est vraiment fragmentaire puisque chacune des comédiennes écrit soit pour un.e comédien.ne soit pour les didascalies. C’est un dialogue constant : entre nous, avec les deux comédien.nes, qui dialoguent aussi l’un avec l’autre. Comme tout cela se passe au présent, le texte file entre les doigts très vite.

Aurore : En revanche, je pense que la matérialité du texte est peut-être plus visible, plus palpable, pour le public, qui est littéralement encadré par ce texte, sans cesse. Le public devient un spect-acteur : c’est à chacun.e de cadrer, de choisir de focaliser son attention sur le texte ou sur les comédien.nes. D’ailleurs, pour rebondir sur cette notion de « matière », lors de notre travail en amont de la représentation, on pense l’écriture en relation avec les matières avec lesquelles les comédien.nes vont jouer sur le plateau le soir même. Elles nous inspirent en nous permettant de créer du corps, du texte à jouer.

                                                        Aurore Jacob   ©Pierre Planchenault

À propos de ce travail en amont de la représentation justement, que vous effectuez surtout dans la journée… Comment l’abordez-vous de telle sorte qu’il n’enlève rien à la spontanéité de la performance du soir ?

Solenn : On a mis longtemps à trouver ce qu’on est en train de trouver, et qu’on continue de chercher… C’est une sorte de protocole de travail, qui va permettre de baliser les ingrédients de la représentation, quelle qu’elle soit ensuite le soir. Les autrices se réunissent le matin, avant de partager leur réflexion au reste de l’équipe, qui donne son avis.

Sonia : Pour ma part, je n’ai rejoint le projet que récemment, donc je n’ai pas participé à sa naissance. Mais les filles [Solenn, Aurore et Julie Ménard] ont inventé une structure dramaturgique qui, en soi, est assez classique, avec trois actes. C’est avec ce squelette-là, ce cadre-là, qu’on peut ensuite inventer toutes les histoires possibles. Il permet une immense liberté. Plus on a une structure solide, plus on peut sauter dans le vide, et s’amuser à l’intérieur, créer des surprises. C’est comme dans un parcours : il faut aller d’un point à un autre, et on sait qu’on va passer par telle rue, mais tout ce qui va se passer entre, la manière dont on va y arriver, on n’en a aucune idée.

Et en quoi cette manière de créer modifie-t-elle votre attitude face à votre travail ?

Solenn : On a surtout appris à faire taire notre ego  dans ce travail à sept, et à se faire confiance, à ne pas paniquer, à croire au pouvoir de cette complétude. C’est un travail sans fin. Tu te sens toujours en insécurité, mais le fait d’être en groupe te rassure.

Sonia : Il faut accepter les idées des autres aussi, les suivre, et tempérer nos propres idées. Par exemple, la semaine dernière, j’avais des projections sur un canevas, je voyais déjà tout à fait ce que j’allais faire. Seulement, les autres n’allaient pas du tout dans la même direction, donc je ne pouvais pas m’obstiner dans la mienne. C’est un travail d’écoute très important. Et sur scène, c’est une expérience vertigineuse, avec un résultat parfois plus réussi que d’autres.

Solenn :  Le travail qu’on fait en amont, c’est se mettre d’accord sur une direction. Mais sur scène, il faut qu’on se réponde, qu’on maintienne toujours le dialogue.

                                                       Solenn Denis   ©Pierre Planchenault

Oui, vous êtes toujours dans la réaction perpétuelle finalement. Vous avez chacun.e votre fonction sur scène, mais vous êtes avant tout, peut-être, des « réacteur.ices » ?

Solenn : Oui, et tous.tes en souplesse, sinon cela ne marche plus. Comme dans un rouage, il faut que tout tourne et s’entraîne mutuellement.

Aurore : Je pense même qu’il s’agit plus que d’une réaction constante. Je dirais plutôt un rééquilibrage. Il faut équilibrer sans cesse le jeu pour que l’ensemble reste solide et droit.

 

Et qu’est-ce qui, précisément, change pour vous entre le travail en amont et la représentation du soir ? En termes d’énergie par exemple ?

Sonia : Le soir, c’est une cavalcade…

Aurore : …On est épuisées d’ailleurs après.

Solenn : C’est un marathon tous les jours. Le matin, entre autrices, c’est très cérébral. Et le soir, on bascule en mode représentation, avec l’adrénaline, la sollicitation du corps. C’est lui qui prend dans ce cas. C’est un rythme impossible à tenir sur le long terme. C’est pour cela que l’équipe tourne souvent.

                                                 Aurore Jacob, Sonia Ristic & Solenn Denis      ©Pierre Planchenault 

Vous dites aussi que le public voit tous les « ratés » , comme les fautes de frappe ou d’orthographe, les hésitations et les moments d’absence. Ces « ratés » sont-ils si différents, finalement, de « l’accident », la notion-clé sur laquelle repose votre performance ?

Sonia : Non… Ce ne sont même pas des ratés en fait. Ils sont drôles souvent, on rebondit dessus ! Comme quand Solenn écrit les « boches » au lieu des « biches » par exemple !

Solenn : Oui ! Du coup, le comédien le réutilise, il le joue tel quel… On se retrouve alors avec des « biches allemandes ». Les fautes se transforment en clin d’œil avec les comédien.nes et même avec le public. Ou parfois, on les laisse juste passer.

Aurore : De toute façon, le rythme est tellement rapide qu’on n’a pas le temps de revenir en arrière. Il faut accepter complètement ce qui t’arrive, même le moins bon. Après, c’est au public d’accepter aussi les fautes, de combler les trous quand on saute une étape. Et la plupart du temps, on ressent beaucoup de bienveillance de sa part, il est engagé avec nous, au même niveau. En tout cas, pour ma part, je me sens grandie humainement quand je sors de cette performance.

Sonia : Oui, grandie humainement, mais pas tellement sur la question de l’écriture finalement. En temps normal, écrire demande du temps, de la solitude, du retravail incessant. Là, on est dans l’anti-écriture. Mais du point de vue de l’égo, de l’écoute, de la mise en commun des énergies, de la confiance, c’est jouissif.

Oui, justement, qu’est-ce qu’il reste après la performance ? Puisqu’il n’y a pas de trace, le texte n’est pas publié, il s’efface à la fin de la représentation…

Solenn : C’est comme dans un mandala de sable : c’est le temps qu’on a pris à le faire qui compte. On garde en nous ce temps qu’on a passé ensemble à créer quelque chose d’éphémère, voué à la destruction. Mais c’est finalement le principe même du spectacle vivant, qui se différencie d’un film par exemple, qu’on peut revoir autant de fois qu’on veut.

Sonia : Oui, mais en général, même dans le spectacle vivant, il y a des éléments immuables : le texte d’Antigone restera toujours tel quel, intact, disponible.

Solenn : C’est vrai… Alors que pour nous, tout disparaît. Cela rejoint la question de notre propre finitude. C’est en l’acceptant qu’on peut être d’autant plus ancré.e dans l’instant présent.

 

Mais cet aspect éphémère est nuancé et enrichi par celui de la densité, de l’intensité…

Sonia : Cet équilibre demande énormément de confiance, de bienveillance, de lâcher prise au sein du groupe. Il faut arriver en se disant qu’on n’a rien à prouver.

Solenn : Oui, ce n’est pas l’endroit où l’on peut venir montrer quel.le auteur.rice on est.

Aurore : Cela me fait penser à la notion de vanité,  du memento mori. Cette performance serait comme une vanité contemporaine. On ne peut pas mentir, on est tous.tes vraiment à nu. Et d’ailleurs, tout est toujours en mouvement, en vie : d’un soir à l’autre, il n’y a pas seulement le thème qui change, il y a aussi l’énergie, la manière d’aborder la représentation, parfois les autrices elles-mêmes changent aussi. On est vraiment dans la pure performance.

Solenn : Oui, on ne peut pas se dire que c’est un spectacle, imaginer une grande mise en scène, etc. Il faut que cela reste une performance, sinon le projet ne marche pas.

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